CAMEROUN : ECOLES PRIVEES ET IMAGES DE SOI AU CAMEROUN

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De 1990 à 2002, le nombre d’écoles et de collèges privés a considérablement augmenté alros que dans le même temps, le pouvoir d’achat des ménages n’a cessé de diminuer. Le secteur de l’éducation est devenu un créneau porteur malgré le caractère endémique du chômage et l’absence de perspectives économiques. Comment expliquer ce paradoxe inédit ? C’e »st à cette interrogation que cet essai tente de répondre. Mais pour rendre ce paradoxe intelligible, il faut préalablement décoder le langage des exclus.

Réflexe des pauvres, langage des exclus

Dans toutes les sociétés, les pauvres font un effort particulier pour remplir leur table de vivres et de choses inutiles à Noël et à la Saint-Sylvestre. On connaît ce rituel : ripaille et beuverie. Il ressemble mutatis mutandis à une session de rattrapage. Cet effort vaut aux pauvres d’entrer comme par effraction dans un monde qui leur a toujours paru inaccessible. Ils gaspillent par mimétisme pour être admis à la célébration du culte des apparences qui a lieu chaque année au mois de décembre. Pour tant toute l’année, les gens de peu sont gouvernés par l’idéologie « ne manque pas tout ton riz car demain vient ». A la fête de No£el, les pauvres se « lâchent » non pour être dédommagés des privations consenties mais pour être vus autrement que comme buyam and sellam ou des salariés ordinaires. La crise économique a contraint les Camerounais à réformer leurs comportements par rapport à ce rituel. Durant les années de croissance, aucun Camerounais n’a échappé à la dictature des « marques », les fameuses « griffes ». Les ménages ont dépensé de façon inconsidérée pour le luxe. Les articles de marque Dior, Lanvin, Charles Jourdan, Chanel, Cerruti? n’étaient pas achetés pour leur qualité esthétique et durable mais parce qu’ils favorisent dans l’imaginaire une procédure de changement de classe sociale. Pour entrer dans le monde des « boss », il ne faut pas nécessairement être « boss » mais le paraître. Les hommes d’affaires nés à la faveur d’une économie dérégulée tirent leur épingle du jeu parce qu’ils arborent les insignes de la classe bourgeoise. Que l’individu soit ridicule parce que mal fagoté est secondaire. Ce qui importe, c’est l’image qu’il achète par le biais du costume « Kenzo » et des chaussures « Bowen ». C’est dans ce cadre référentiel qu’il faut situer la mode des établissements scolaires « branchés ».

Ecoles des nouveaux riches sans revenu

La dérégulation introduite dans le secteur de l’éducation est un sujet grave dans un pays qui ne cesse de s’appauvrir. Les frais de scolarité exigés dans certaines écoles primaires sont en valeur relative l’équivalent des frais d’inscription à l’université. Il ne s’agit pas de s’émouvoir mais de comprendre. Les parents qui inscrivent leurs enfants dans les établissements scolaires « branchés » ne roulent pas tous sur l’or. A la vérité, peu d’hommes et de femmes roulent sur l’or au Cameroun. Pourquoi accepter de dépenser tant d’argent alors qu’on a la certitude que cette éducation scolaire quelle que soit sa qualité ne débouchera sur rien. Les diplômés et les analphabètes connaissent le même sort. Le secteur informel reste la seule bouée de sauvetage. Son succès relatif révèle que le problème fondamental n’est pas de savoir lire et écrire le français et l’anglais ou d’être capable de traduire Virgile aperto libro mais de mobiliser l’intelligence pour créer des richesses, donc de la valeur ajoutée. La foi que demain sera meilleur n’autorise pas des dépenses inconsidérées. On ne peut pas expliquer cet investissement seulement par le refus de s’accommoder de la médiocrité. En inscrivant leurs enfants dans les écoles « branchées », les parents achètent une iamge, l’image des « gens bien ». Peu importe l’incompétence des instituteurs et des institutrices, on réussira par divers artifices à obtenir frauduleusement les épreuves d’un examen ou d’un concours à faire « couler de l’eau selon la terminologie locale » pour sa progéniture. Les hommes d’affaires ont compris qu’il était possible de bâtir des fortunes sur le mythe de la minorité élue, le rêve de ne pas appartenir au troupeau. Et ça marche. Certains parents se vantent de pouvoir inscrire leurs enfants dans les écoles « branchées » comme ils se vanteraient de porter du « Calvin Klein ». Je dis bien certains car tous n’ont pas les moyens financiers de le faire. Si on prend en compte tous les parents qiu rêvent de le faire, le pourcentage de ceux qui roulent les mécaniques au motif qu’ils ont inscrit leurs enfants dans une école « branchée » devient très élevé. Le détournement des finalités de l’école est patent. La vocation de l’école n’est plus de dispenser des enseignements et de préparer aux métiers de demain mais d’aider à la construction des images. Ces images sont de fausses identités sociales. Un sans-emploi dont l’enfant est inscrit à l’école HORIZON croit être socialement différent d’un autre chômeur. Pour appâter les parents d’élèves, les marchands d’illusion ont introduit l’anglais dans le programme du cycle primaire. Bientôt, ce sera l’informatique. L’anglais et l’informatique sont aujourd’hui les signes extérieurs de la modernité. Il ne viendrait à l’esprit de personne de s’opposer à la modernité mais il y a modernité et modernité. Malheureusement, la modernité vendue dans les écoles « branchées » n’est pas la vraie modernité, celle qui permet de comprendre et de transformer le monde ; c’est du « toc » qu’on propose. Les écoles « branchées » donnent, paraît-il, de meilleurs chances aux enfants. Mais quelles chances peut-on donner aux adolescents dans un pays réduit à la mendicité. Leur inculque-t-on les vraies valeurs ? On pourrait le supposer. Ceux qui dirigent le Cameroun sont d’anciens élèves du petit séminaire d’Edéa, des collèges Sacré-C½ur de Makak, Vogt et Libermann, établissements scolaires dont personne ne peut contester le sérieux et la rigueur. Après des décennies d’incivisme et de corruption généralisée,l’opinion attendait qu’ils moralisent les comportements et répandent autour d’eux la culture de l’effort. Malheureusement, ils se conduisent parfois comme des gens sans foi ni loi. Ils militent uniquement pour les valeur matérielles, courent sans cesse après le fric et la gloire. A qui la faute ? Certainement pas aux parents. Peut-être aux bons pères. Ceux-ci enseignaient pourtant à leurs élèves à secourir la veuve et l’orphelin, à respecter le bien public et à rechercher en tout temps le royaume des cieux et sa justice. Mais où est leur chaire mais dans la manière de structurer la pensée et les comportements. Il serait excessif de soutenir que tous les anciens élèves du petit séminaire d’Edéa, de Libermann, de Vogt? sont des loups vêtus d’agneau. La vraie éducation est celle qui rend l’enfant libre et authentique. Revenons un instant sur l’idée qu’avec de faibles effectifs et un meilleur encadrement, on prépare l’avenir des élèves. Prétendre assurer l’avenir professionnel de la jeunesse camerounaise est une escroquerie. Comment peut-on être meilleur demain quand on se réjouit d’être dernier aujourd’hui ? Le Cameroun est passé de pays à revenu intermédiaire exportateur de pétrole au rang de pays pauvre endetté. L’inscription du Cameroun sur la liste des pays pauvres n’a rien d’infamant. Ce qui est révoltant et scandaleux, c’est le fait qu’on en tire gloire. L’école n’est pas une monade isolée de la société. L’éducation ne commence pas à l’école mais au sein de la cellule familiale. Or toute la société « branchée » non pour le bien des enfants mais pour des parents obsédés par le jeu des apparences. Les élèves vivent eux aussi dans l’illusion qu’ils font partie de l’élite de demain. Plus les frais de scolarité sont élevés, plus les élèves pensent que leur avenir est assuré. La grande illusion est de croire que les dirigeants (politique et religieux) sont choisis uniquement en fonction de leurs aptitudes intellectuelles et morales. Le pouvoir tire les dividendes de ce commerce symbolique d’images et de rêves. Il se satisfait de voir les braves gens se gaver de rêves et d’illusions. Ce commerce conduit inévitablement au décrochage de la réalité. Un pays où le souci de paraître l’emporte sur la volonté d’être est condamné au sous-développement. Certes, l’école doit proposer des savoir-faire mais elle doit aussi fournir des outils permettant de répondre à l’interrogation : qu’est-ce qu’être ? La standardisation des comportements qu’entraîne la globalisation risque d’accélérer ce phénomène. Il y a lieu de s’inquiéter car si les gens d’en bas ne comprennent pas toujours le changement des codes et des valeurs, ceux d’en haut restent passablement indifférents.

*Jean-Pierre Yetna
est docteur en Connaissance des Tiers-Mondes
et auteur de « Langues-Média et Communautés rurales au Cameroun » (Ed. L'Harmattan, Paris 1999).

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