S’il est un mot qui n’a pas toujours eu bonne presse, c’est bien celui d’insoumis. Pourquoi ? Parce que certaines personnes prennent l’insoumis pour un indiscipliné, un anarchiste, un rebelle, quelqu’un qui refuse de se soumettre. Telle est aussi la définition du dictionnaire Larousse. Je trouve cette définition incomplète dans la mesure où elle ne nous dit pas pourquoi et à qui ou à quoi X ou Y refuse de se soumettre. Pour moi, l’insoumis ne conteste pas pour contester, ne dit pas « non » pour le plaisir de dire « non », ne s’installe pas dans une contestation permanente.
L’insoumis freine des quatre fers en face de lois scélérates ; il se cabre lorsque sont prises des décisions injustes ; il s’insurge contre tout ce qui ne va pas dans le sens de l’intérêt général ; il s’oppose aux choix ou mots d’ordre qui ne sont pas en conformité avec les statuts et règlement intérieur qui régissent le groupe auquel il appartient : mouvement associatif, parti politique, communauté religieuse, syndicat, etc. Vivre « sans être en mesure d’inquiéter qui que ce soit en quoi que ce soit” (P. Bourdieu, Contre-Feux 2, Paris, Raisons d’agir, 2001) n’a aucun intérêt pour lui. Il se rebelle contre le faux, le mensonge, le conformisme, le culte de la personnalité et toute forme de dictature. Les paroles du genre « le chef a dit, le chef ne veut pas ceci ou cela » glissent sur lui comme l’eau glisse sur le dos d’un canard s’il s’aperçoit que les soi-disant envoyés du chef poursuivent leur propre agenda, travaillent non pas pour le chef mais pour eux-mêmes.
Bref, avant de s’engager, avant d’obéir, les insoumis veulent voir clair, comprendre, être convaincus. C’est pourquoi on peut affirmer que leur obéissance n’est jamais aveugle. Comme l’a bien résumé Tzvetan Todorov, les insoumis « refusent la force qui veut les soumettre » (https://www.liberation.fr/debats/2016/01/01/tzvetan-todorov-les-insoumis…).
On le voit : la notion d’insoumis comporte une charge positive chez l’historien français d’origine bulgare. Il en va de même dans l’ouvrage Le Journal où, en 1946, André Gide écrivait ceci : « Le monde ne sera sauvé, s’il peut l’être, que par des insoumis. Sans eux, c’en serait fait de notre civilisation, de notre culture, de ce que nous aimions et qui donnait à notre présence sur terre une justification secrète. » C’est effectivement à eux, insoumis et insoumises, que nous le devons si notre monde a accouché de changements majeurs. Il est indiscutable que leur capacité de ramer à contre-courant a permis à l’humanité d’accomplir un saut qualificatif. Dresser une liste exhaustive de ces insoumis et insoumises serait une véritable gageure. Ici, je voudrais ne citer que le Nazaréen Jésus guérissant des malades le jour du sabbat, l’Allemand Karl Marx dont l’ouvrage culte Le Capital reste à ce jour la meilleure critique du capitalisme, le Russe Alexandre Soljenitsyne qui en décrivant dans L’archipel du goulag le système carcéral communiste contribua à ébranler les fondements du régime soviétique, les Ivoiriennes Marie Koré et Anne-Marie Raggi prônant le boycott d’achat des produits français et marchant, les 22, 23 et 24 décembre 1949, sur la prison civile de Grand-Bassam afin d’obtenir la libération des dirigeants du RDA arbitrairement incarcérés. Je songe aussi à l’Argentin Ernesto Che Guevara, au Cubain Fidel Castro, au Français Emile Zola, auteur d’une lettre ouverte adressée au président de la République française d’alors et intitulée J’accuse, pendant l’affaire Dreyfus, à l’écrivain camerounais Mongo Beti qui n’eut de cesse de pourfendre la mafia foccartiste en Afrique et l’emprise excessive de la France sur ses anciennes colonies. Je n’oublie pas les Américains Rosa Parks et Martin Luther King, le Polonais Lech Walesa qui combattit pied à pied le régime communiste du général communiste Jaruzelski, le Guinéen Ahmed Sékou Touré déclarant devant le général Charles de Gaulle le 28 septembre 1958 que son pays « préfèr[ait] la liberté dans la pauvreté à la richesse dans l’esclavage ». Je n’oublie pas non plus le Burkinabè Thomas Sankara faisant le 21 avril 1982, après sa démission du gouvernement du colonel Saye Zerbo, cette mise en garde : « Malheur à ceux qui bâillonnent le peuple. » Tous ces hommes et femmes ont en commun d’avoir été des insoumis, d’avoir dit « non » quand tout le monde disait peureusement « oui », d’avoir enfreint délibérément la loi pour faire triompher la liberté et la justice sociale. Au péril de leur vie, ils se sont opposés à l’ordre établi parce que cet ordre leur semblait injuste et oppressif. Ils firent de leur vie un combat parce qu‘ils avaient compris qu’exister, c’est résister. Résister à toutes les ambiguïtés, à toutes les oppressions, à toutes les compromissions, à tous les immobilismes.
En 1990, la Côte d’Ivoire sortait difficilement mais victorieusement d’un certain immobilisme ; elle vivait une sorte de révolution copernicienne avec l’avènement du pluralisme dans la foulée de la réinstauration du multipartisme que le premier président considérait comme une vue de l’esprit. Cette année-là, des hommes et des femmes se levèrent pour dire « non » à un « ordre étouffant établi par Houphouët, « non » à une vision du monde qui n’autorisait qu’un parti politique (le PDCI), une pensée unique, une presse unique (Fraternité Matin), un syndicat unique pour les travailleurs (l’UGTCI) et un mouvement unique pour les étudiants (le MEECI), etc. Si Laurent Gbagbo et d’autres démocrates Ivoiriens tels que feu Marcel Etté et René Dégni-Ségui (notre photo) n’avaient pas été des insoumis, s’ils s’étaient résignés, notre pays n’aurait pas renoué avec le multipartisme le 30 avril 1990.
Par conséquent, ceux et celles que l’on regarde comme des insoumis ne devraient ni culpabiliser, ni baisser la tête. Toute prétention mise à part, ils devraient plutôt porter cette étiquette avec fierté, la voir comme un honneur qui leur est fait. Ils n’ont ni complexe ni mauvaise conscience à avoir.
Pour pasticher Jésus dans les béatitudes, je dirais « Heureux les insoumis ! Tôt ou tard, la patrie leur sera reconnaissante d’avoir résisté à ceux dont le projet maléfique était de faire de la Côte d’Ivoire une terra nullius (nobody’s land).
Pour conclure, je dirais ceci : ce qu’il nous faut aujourd’hui, si nous voulons récupérer notre pays, si nous voulons que celui-ci soit maître de son destin, si nous voulons qu’il devienne libre et souverain, ce sont des insoumis, c’est-à-dire, des hommes et des femmes qui refusent toute compromission, tout larbinisme, tout griotisme et tout aplaventrisme ! A ceux qui sont prompts à menacer et à radier quiconque ne pense pas comme eux, il convient de rappeler la chose suivante : le grand Harris Memel-Fotê ne souhaitait pas que les gens soient muselés au FPI ; il prônait la “critique des élus, l’autocritique personnelle et collective et une amélioration ou une réactualisation du projet de société” (cf. Laurent Gbagbo, Fonder une nation africaine démocratique et socialiste en Côte d’Ivoire, Paris, L’Harmattan, 1998, p. 20) ; il était persuadé que c’est uniquement cela, le fait de porter un regard critique sur son action et ses méthodes, qui ferait du FPI un parti fort tout en le distinguant du RDR où les militants ont tendance à suivre comme des moutons de Panurge le dieu Dramane Ouattara.
Jean-Claude DJEREKE
est professeur de littérature à l’Université de Temple (Etats-Unis).