IDEES NEUVES : La France un pays vraiment BIZARRE  (pour ne pas dire plus)

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Il est des spectacles qui, vus de loin, interrogent moins par leur étrangeté que par la banalité avec laquelle ils sont acceptés. La France, pays qui se rêve encore en phare moral du monde, donne aujourd’hui à observer l’un de ces spectacles troublants. « Le Journal d’un prisonnier », dernier livre de Nicolas Sarkozy, publié par Fayard – maison d’édition propriété de Vincent Bolloré, son ami et allié de longue date – se vendrait comme des petits pains. Cent mille exemplaires auraient déjà trouvé preneur. Un « succès phénoménal », dit-on.

Face à cet engouement, l’Africain que je suis, qui n’ignore rien – ou presque – du mal que ces deux hommes ont fait à notre continent, ne peut s’empêcher de s’interroger. Que dit ce succès éditorial de la France ? De ses valeurs ? De son rapport à la morale, à la justice, à l’histoire ? Comment un pays qui distribue à longueur de discours des leçons de démocratie, de bonne gouvernance et d’éthique politique peut-il applaudir un homme condamné par la justice de son propre pays ?

La question n’est pas littéraire, elle est politique et morale.

Nicolas Sarkozy (sur notre photo avec Vincent Bolloré) n’est pas un écrivain entravé par un régime autoritaire. Il n’est pas un dissident, encore moins, un martyr. Il est un ancien président de la République, qualifié en 2017 par le Parquet national financier de « délinquant chevronné ». Un homme condamné dans plusieurs affaires judiciaires. Un homme reconnu coupable dans l’affaire dite des écoutes, ce qui lui a valu une condamnation définitive et, en juin 2025, son exclusion de la Légion d’honneur – distinction suprême de la République française.

Nicolas Sarkozy et Mu’ammar al Kadhafi le 8 décembre 2007 à Lisbonne lors du Sommet UE-Afrique. Deux grands copains. Quatre jours plus tard, le 12 décembre 2007, il était reçu en grandes pompes à l’Elysée avant de prendre activement part aux côtés de l’OTAN et du couple Obama-Clinton à son assassinat le 20 octobre 2011, ce qui a provoqué la dislocation de la Libye, pays jadis prospère, et le développement du djihadisme dans le Sahel.

Dans n’importe quel pays du Sud, une telle trajectoire vaudrait à son auteur une mise au ban durable de la société. En France, elle semble au contraire nourrir une forme de fascination.

Comment comprendre que cet homme, incarcéré puis relâché au bout de trois semaines, soit accueilli comme une star littéraire ? Comment comprendre que des milliers de Français fassent la queue pour acheter et faire dédicacer un livre qu’il aurait écrit en prison, comme s’il s’agissait d’un acte de résistance ou d’un témoignage héroïque ? Comment comprendre que l’opinion publique, si prompte à condamner les dirigeants africains soupçonnés de corruption, trouve tant d’indulgence pour l’un des siens ?

La France est-elle un pays qui croit réellement aux valeurs qu’elle proclame ? Ou bien un pays qui se rassure en les brandissant à l’extérieur, tout en les piétinant à l’intérieur ?

L’affaire libyenne reste, à cet égard, emblématique. Chacun se souvient – ou devrait se souvenir – de ces accusations lourdes : L’envoi de Claude Guéant, Brice Hortefeux et Alexandre Djouhri pour récupérer, auprès d’Abdullah al-Senussi, des fonds destinés à financer la campagne présidentielle de 2007. Abdullah al-Senussi, rappelons-le, était accusé d’avoir commandité l’attentat contre le vol UTA 772 en 1989, attentat qui coûta la vie à 170 personnes, dont 54 Français.

Emmanuel Macron a dû retirer sa Légion d’honneur, une humiliation suprême suite à sa condamnation définitive par la justice en juin 2025.

Dans quel univers moral un tel soupçon n’aurait-il pas mis fin à toute carrière publique ? Dans quel pays un homme associé, même indirectement, à une telle tragédie pourrait-il être célébré comme un auteur à succès ?

Et pourtant, en France, la question semble secondaire. On achète. On applaudit. On dédicace. On relativise. On invoque la présomption d’innocence quand elle arrange, puis, on l’oublie lorsqu’il s’agit de dirigeants africains. Deux poids, deux mesures. Toujours.

Il serait naïf de réduire cette situation à la seule personne de Nicolas Sarkozy. Ce qui est en jeu est plus profond. C’est un rapport collectif à la faute, à la responsabilité, au pouvoir. La France semble éprouver une fascination malsaine pour les figures de voyous en col blanc, pour ceux qui transgressent les règles tout en continuant à se présenter comme des victimes du système.

Cette fascination n’est pas nouvelle. Elle s’inscrit dans une longue tradition de tolérance envers les abus de pouvoir lorsqu’ils sont commis par ceux qui appartiennent au bon camp, au bon réseau, à la bonne classe sociale. Elle est renforcée par des médias complaisants, par des groupes industriels qui contrôlent l’information, par une culture politique qui confond souvent charisme et vertu.

Vincent Bolloré n’est pas un éditeur neutre. En Afrique, son nom évoque la prédation économique, les concessions portuaires douteuses, les réseaux d’influence, les procès, les soupçons de corruption. Voir Fayard publier et promouvoir le livre de Sarkozy n’a donc rien d’anodin. C’est la continuité d’un système où les puissants se soutiennent, se protègent, se racontent leur propre légende.

Dès lors, peut-on continuer à penser en Afrique que le peuple français n’est pas au courant des crimes de ses dirigeants sur notre continent ? Peut-on encore croire qu’il ne sait pas, qu’il ne comprend pas, qu’il ne cautionne pas ?

Longtemps, beaucoup d’Africains ont voulu faire la distinction entre les élites françaises et le peuple français. Les premières seraient cyniques, prédatrices, néocoloniales ; le second serait ignorant, manipulé, voire, bienveillant. Mais, les faits, obstinés, viennent ébranler cette distinction confortable. Quand des centaines de milliers de personnes achètent le livre d’un homme dont le rôle en Afrique a été si lourd de conséquences, peut-on encore parler d’ignorance ?

Acheter, c’est soutenir. Lire, c’est s’intéresser. Ovationner, c’est légitimer. Il ne s’agit pas ici de nier la complexité d’une société, ni de prétendre que tous les Français pensent ou agissent de la même manière. Il s’agit de constater une tendance, un malaise, une contradiction flagrante entre le discours et les actes. La France qui sermonne l’Afrique sur la corruption célèbre ses propres corrompus. La France qui exige des comptes aux dirigeants africains ferme les yeux sur les turpitudes des siens. La France qui parle de valeurs universelles semble en réalité pratiquer des valeurs à géométrie variable.

Ce pays est bizarre, oui. Bizarre dans sa capacité à transformer un condamné en héros médiatique. Bizarre dans son indulgence sélective. Bizarre dans sa manière de se raconter comme une démocratie exemplaire tout en tolérant l’inacceptable.

Pour l’Afrique, le message est clair, même s’il est brutal: il ne faut plus attendre de leçons de morale de ceux qui ne s’en appliquent pas à eux-mêmes. Il faut regarder la France non pas à travers ses discours, mais à travers ses actes. Et ses actes, aujourd’hui, disent une chose simple : La vertu s’arrête là où commencent les intérêts.

Peut-être est-il temps, pour nous Africains, de cesser de chercher une approbation morale à l’extérieur. Peut-être est-il temps de construire nos propres exigences éthiques, indépendamment du regard d’un pays qui, tout en se prétendant donneur de leçons, applaudit ses propres délinquants. Car,  à force de tolérer l’intolérable chez soi, on perd toute crédibilité ailleurs. Et la France, à force de célébrer ses voyous, risque de découvrir un jour que plus personne ne croit à ses sermons.

Jean-Claude DJEREKE

est professeur de littérature à l’Université de Temple (Etats-Unis).

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