COTE D’IVOIRE : Des frondes et des flèches

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En ces temps troubles où les frondes et les flèches de notre idiotie congénitale nous frappent de plein fouet, un ami journaliste me rappelait que Félix Houphouët-Boigny était réticent à l’appel pressant des Occidentaux et voyait dans la marche forcée vers le multipartisme un facteur qui allait contribuer à la création de partis tribaux, ethniques et/ou religieux, au réveil de rivalités, et diviser le pays.

En effet, lors de la 16è conférence des chefs d’Etat d’Afrique et de France qui s’était déroulée du 19 au 21 juin 1990 dans la commune de La Baule-Escoublac, en Loire-Atlantique, François Mitterrand avait prononcé un discours dans lequel il indiquait que la chute du Mur de Berlin le 9 novembre 1989 avait provoqué un vent de changement sur l’Europe de l’Est, et invitait les pays africains à leur emboiter le pas et à faire des réformes démocratiques. Etablissant un lien direct entre démocratie et développement, le discours de François Mitterrand marquait un changement d’approche pour la France qui tenait désormais à lier sa contribution aux efforts des pays africains prêts à aller vers plus de liberté, et signalait ainsi la volonté de son gouvernement à accorder plus de soutien aux pays qui franchiraient le pas du multipartisme.

Houphouët-Boigny avait-il vu juste ? Peu avant sa disparition en 1993, Jacques Chirac, alors chef de l’opposition, déclarait sans ambages que « les Africains ne sont pas mûrs pour la démocratie », puis une fois devenu président, que « la démocratie est un luxe pour les Africains », arguant que « le premier des droits de l’homme, c’est de manger » (2003). En 2007, Nicolas Sarkozy affirmait quant à lui que « Le drame de l’Afrique, c’est que l’homme africain n’est pas assez entré dans l’Histoire […]. Jamais il ne s’élance vers l’avenir […]. Dans cet univers où la nature commande tout, l’homme reste immobile au milieu d’un ordre immuable où tout est écrit d’avance. […] » (Discours de Dakar, 2007). Parlaient-ils d’une même voix en ce qui concerne la problématique de la gestion du pouvoir, de sa dévolution et de son partage ?

Il est clair toutefois qu’à quelques nuances près, ce que la Côte d’Ivoire est devenue aujourd’hui est, sans aucun doute, pire que ce que Houphouët-Boigny aurait pu imaginer. Car, dans la logique de notre idiotie congénitale et de l’idiologie tribaliste de certains partis politiques majeurs bâtis sur l’ethnie, en violation des textes de la République, nous avons commencé avec le débat sur l’Ivoirité, puis sur le « et » / « ou », qui marginalisait une partie des enfants de ce pays, avant de plonger au plus profond des abysses de l’horreur avec la rébellion de 2002. Nous croyions être sortis de cette phase sanglante, alors même que certains affutaient leurs armes pour revenir plus forts, plus sauvages et plus ravageurs en 2010/2011 pour imposer à la Côte d’Ivoire un bain de sang d’une cruauté indicible. Et pendant que les vainqueurs du moment se tapaient la poitrine et raflaient tout, au mépris de la justice et de l’équité dont ils disaient faire leur combat, la République s’est progressivement muée en Monarchie de rattrapage ethnique. Félix Houphouët-Boigny avait-il eu tort d’avoir eu raison trop tôt ?

Il y a peu, les anciens premiers premiers ministres, Patrick Achi et Jeannot Ahoussou Kouadio avaient la nationalité française

Et voilà qu’en 2025, l’article 48 du Code de la nationalité, article dont Félix Houphouët-Boigny lui-même doutait de la nécessité, est venu brouiller les cartes un peu plus, avec le farouche soutien de ceux-là mêmes qui se réclament de l’Houphouëtisme, bien que des figures emblématiques de leur parti, notamment, Jeannot Ahoussou Kouadio et  Patrick Achi, aient reconnu leur double nationalité sur le tard. Il ne faut pas avoir peur des mots, l’hypocrisie et la méchanceté font souvent chemin ensemble. Le moment est venu de crever l’abcès.

Le paysage politique de la Côte d’Ivoire est désormais un cocktail dangereux, composé de deux ingrédients : D’une part, une classe politique immature qui adopte des approches et des stratégies qui n’en sont pas : (1) les candidatures fantômes, quand de parfaits inconnus, absents du quotidien des Ivoiriens, se découvrent soudain des aptitudes à accéder à la magistrature suprême du pays, et décident de solliciter les suffrages de leurs concitoyens, avant d’avoir conçu un programme de campagne ; (2) le clanisme ethnique ou le rattrapage ethnique qui promeut la médiocrité ; (3) la candidature naturelle, qui présume que hier c’est aujourd’hui, quand l’arène politique nous offre un triste spectacle de vulgaires coqs de basse-cour se livrant des combats à mort, (4) l’approche la plus hallucinante et la plus désolante de toutes, celle qui va chercher l’approbation et l’adoubement du tenant du pouvoir, et (5) les accords de Front commun de l’opposition qui se font et se défont en un clin d’œil.

D’autre part, un électorat en majorité illettré, analphabète (51 % de la population et probablement plus) et sans culture politique, exactement comme le préfèrent les hommes politiques de l’après-Houphouët, qui se réfugie d’abord derrière l’argent facile, l’argent Roi, puis derrière l’ethnie, un électorat dont l’allégeance ne bascule qu’entre ces deux fétiches et le recours aux violences barbares du temps des colonies et des razzias et à qui on peut vendre l’asphalte, le béton, la peinture fraîche et des châteaux en Espagne sans coup férir, au détriment de la « matière grise » qui, comme le dirait l’humoriste Pierre Dac, « si elle était plus rose, le monde aurait moins les idées noires ». Dans notre cas, « la matière grise ne serait que de la matière brute », comme l’observe à juste titre Louis-Philippe Robidoux ; une matière grise maintenue au fin fond des ténèbres de la caverne (voir l’allégorie du Mythe de la caverne de Platon), contrairement à ce qu’en ont fait les pays d’Asie (voir Djité 2011, The Language Difference : Language and Development in the Greater Mekong Sub-Region). Il n’y a pas à s’en étonner, nos hommes politiques de l’après Houphouët sont les apprentis sorciers du sous-développement, les vrais fossoyeurs de la République.

Et les évènements qui ont émaillé l’élection présidentielle d’octobre 2025 viennent confirmer ce triste constat. Après les conditions biaisées et contestées d’organisation et les résultats attendus mais loufoques de l’élection présidentielle de 2025, notre pays a encore plongé dans la violence d’État. L’idéal de Félix Houphouët-Boigny, celui de faire de la Côte d’Ivoire une Nation, continue de nous échapper, et nous faisons tout pour nous en éloigner. La Côte d’Ivoire n’est pas encore une Nation et est loin de l’être ; ce n’est pas moi qui le dit, c’est Dibobli, Nahibli, Yrouzon, Duékoué et tous les petits hameaux et campements de l’ouest rasés en 2010/2011 hier qui le disent, c’est le massacre de Nahio aujourd’hui qui le dit.

Il nous reste donc un long chemin à parcourir pour sortir de cet état sauvage et réaliser la vision du Vieux de Yamoussoukro ; parce que, au contraire de la Nation ivoirienne qu’il voulait créer, au contraire de « La Grande Nation » annoncée sur certaines affiches de campagne ces dernières semaines, la Côte d’Ivoire est tout sauf une Nation, quand elle est comparée aux régimes autocratiques électoraux de l’Afrique subsaharienne, notamment la Tanzanie, l’Ouganda et le Zimbabwe (voir le Rapport de V-DEM Institut de 2024) et, pire encore, le Cameroun. La Côte d’Ivoire ne finira pas d’étonner le monde, et nous serons tous au banc de l’histoire pour avoir failli à notre devoir citoyen, celui d’être ambitieux pour la démocratie, et surtout, celui d’être objectif et franc.

Alassane Ouattara annonce sa candidature pour un 4e mandat mardi 29 juillet 2025 : Il était arrivé au pouvoir en avril 2011 pour faire un seul mandat de cinq ans.

Nous continuerons de souffrir des frondes et des flèches de notre idiotie congénitale, si les évènements d’octobre 2025 ne nous amènent pas, enfin, à un sursaut national. En effet, même si les marches de protestation actuellement en cours ici et là contre le quatrième mandat anticonstitutionnel de celui qui ne demandait que 5 ans pour apporter des solutions aux problèmes des Ivoiriens sont parfaitement justifiées, le moment est venu de sortir de nos égoïsmes et de l’aveuglement du pouvoir pour nous abreuver aux sources de la sagesse, des leçons et des plaidoyers de Félix Houphouët-Boigny, et lire, relire et nettoyer tous nos textes de loi à la lumière des réalités actuelles, afin de « forger [enfin], dans une foi nouvelle, la patrie de la vraie fraternité ». Car, comme le disait Martin Luther King, Jr. « Nous devons apprendre à vivre ensemble comme des frères ou périr ensemble comme des imbéciles ».

Paulin G. Djité, PhD, NAATI III, AIIC

Chevalier dans l’Ordre des Palmes Académiques

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