Publié en 1952, La Grande Maison (Dar Sbitar) de Mohammed Dib (notre photo) est généralement lu comme un roman fondateur de la littérature algérienne d’expression française, offrant une représentation saisissante de la misère matérielle et morale de l’Algérie coloniale. Toutefois, réduire l’œuvre à sa seule dimension historique reviendrait à en occulter la portée critique et conceptuelle. Par la force de ses images et la profondeur de son analyse sociale, le roman dépasse le cadre du témoignage colonial pour interroger, de manière plus générale, les mécanismes durables de la domination, de l’aliénation et de la soumission collective.
Cette étude propose une lecture contemporaine de Dar Sbitar, fondée sur l’hypothèse que la société décrite par Dib ne renvoie pas exclusivement à l’Algérie des années 1950, mais, qu’elle fonctionne comme une métaphore transhistorique de ce que l’on peut qualifier de « maladie politique ». La permanence de la peur, l’intériorisation de l’humiliation et la neutralisation de toute velléité de révolte confèrent au texte une actualité troublante dans le contexte de l’Algérie contemporaine, marquée par un régime militaire autoritaire. Dès lors, La Grande Maison apparaît moins comme le récit d’un passé révolu que comme une matrice critique permettant de penser la continuité de certaines structures de pouvoir dans l’Algérie postcoloniale.
Dar Sbitar : espace de l’aliénation et métaphore sociale
La description de Dar Sbitar constitue l’un des dispositifs centraux du roman. Loin d’être un simple décor, ce lieu se donne à lire comme un espace social clos, régi par la peur, la violence symbolique et la déshumanisation des rapports humains :
« Dar-Sbitar vivait à l’aveuglette, d’une vie fouettée par la rage et la peur. Chaque parole n’y était qu’insulte, appel ou aveu ; les bouleversements y étaient supportés dans l’humiliation, les pierres vivaient plus que les cœurs. »
Cette écriture excède le réalisme social pour atteindre une dimension allégorique. Dar Sbitar devient le lieu où la domination se naturalise, où la souffrance est intériorisée et où la résignation s’impose comme mode de survie. La violence n’y est pas seulement physique ou économique, mais profondément, symbolique : Elle affecte les consciences, désorganise les affects et vide les relations humaines de toute solidarité réelle. En ce sens, le roman met en scène une société malade, non pas, au sens pathologique individuel, mais, comme corps politique profondément altéré.
Continuité des mécanismes de domination : une lecture transhistorique
Si La Grande Maison dénonce explicitement les effets destructeurs du système colonial, sa force critique réside dans sa capacité à mettre au jour des mécanismes de domination qui ne disparaissent pas avec la fin formelle de la colonisation. La continuité troublante entre l’univers de Dar Sbitar et certaines réalités contemporaines de l’Algérie ne repose pas sur une assimilation simpliste des régimes politiques, mais, sur la persistance de structures fondées sur la peur, la dépossession symbolique et la confiscation de la parole.
Dans cette perspective, la « maladie politique » que révèle le texte de Dib se manifeste par l’impossibilité de la révolte collective, la normalisation de l’humiliation et l’acceptation tacite de l’injustice. Le roman anticipe ainsi, par la littérature, une réflexion sur les formes postcoloniales de l’autoritarisme, où la domination se perpétue moins par la contrainte directe que par l’intériorisation de la soumission.
Omar ou la lucidité entravée
La figure d’Omar occupe une place centrale dans ce dispositif critique. Son regard d’enfant, encore partiellement étranger aux logiques de résignation adulte, introduit une faille dans l’ordre social. Les interrogations qui traversent sa conscience — « Et personne ne se révolte. Pourquoi ? C’est incompréhensible. Quoi de plus simple pourtant ! Les grandes personnes ne comprennent-elles rien ? » — expriment une lucidité radicale qui met à nu l’absurdité de la domination.

La répétition insistante de « C’est simple » souligne l’écart entre l’évidence morale perçue par l’enfant et l’impossibilité politique de l’action collective chez les adultes. Cette impossibilité ne relève ni de l’ignorance ni de l’incapacité intellectuelle, mais, d’un processus profond d’accoutumance à la soumission. Omar incarne ainsi une conscience en devenir, porteuse d’une potentialité critique que l’ordre social s’emploie précisément à étouffer.
Conclusion
En définitive, La Grande Maison apparaît comme bien plus qu’un roman de la misère coloniale : Il constitue une véritable théorie littéraire de l’asservissement. A travers la métaphore de Dar Sbitar et la figure d’Omar, Mohammed Dib met en lumière la persistance de mécanismes de domination qui traversent les ruptures historiques et continuent de structurer la vie politique algérienne. La « maladie politique » dont témoigne le roman ne se limite pas à une époque donnée ; elle désigne un état durable du corps social, caractérisé par la peur, la résignation et la confiscation du politique.
Relu à la lumière du présent, Dar Sbitar s’impose ainsi comme un texte majeur pour penser la continuité des formes d’oppression dans l’Algérie contemporaine et interroger, plus largement, les conditions de possibilité d’une émancipation collective.
Par Dr Lahcen Benchama





