CAMEROUN : Le Père Engelbert Mveng ne doit pas être oublié

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Le 23 avril 1995, le Père Engelbert Mveng était sauvagement assassiné chez lui par des gens sur qui on n’a jamais pu ou voulu mettre la main. “On” désigne ici aussi bien le régime de Paul Biya sous lequel plusieurs ecclésiastiques (évêques, prêtres et religieuses) perdirent la vie que la Compagnie de Jésus fondée à Paris en 1534 par Ignace de Loyola, François-Xavier et Pierre Favre. Que le locataire du palais d’Etoudi n’ait rien fait jusqu’à présent pour que justice soit rendue à Mveng ne surprend guère puisque son entourage est soupçonné de ne pas être étranger à la violente mort du premier jésuite camerounais qui jamais ne s’empêcha de critiquer les abus et dérives du successeur d’Ahmadou Ahidjo. Ce qui en revanche est incompréhensible, c’est le fait que les Jésuites aient vite enterré l’affaire Mveng alors qu’ils avaient mis tous les moyens en œuvre pour  que soient arrêtées et condamnées les personnes qui ôtèrent la vie à 6 jésuites salvadoriens, le 16 novembre 1989.

Mveng était-il moins important qu’Ignacio Ellacuria et ses compagnons ? Je ne le pense pas. Pour moi et pour d’autres qui eûmes la chance de le côtoyer, c’était un monument. Non parce qu’il avait fait de bonnes et solides études comme ses compatriotes, Meinrad Hebga, Nicolas Ossama, Fabien Eboussi, Laurent Onana, Soter Azombo, Vincent Foutchantsé et Joseph Atanga car, chez les Jésuites, rares sont ceux qui ne sont pas titulaires d’un doctorat, mais, parce qu’il fut de tous les combats pour une Afrique debout et respectée, parce qu’il se servit de son immense savoir pour défendre les intérêts du continent noir. Par exemple, il participa tour à tour au premier Festival mondial des arts nègres organisé à Dakar du 1er au 24 avril 1966 par Senghor sous les auspices de l’UNESCO, au Festival culturel panafricain d’Alger (21 juillet -1er août 1969).

“Les sources grecques de l’histoire négro-africaine depuis Homère jusqu’à Strabon” est le titre de sa thèse d’état en histoire. Auteur d’une imposante « Histoire du Cameroun » (Paris, Présence africaine, 1963), Mveng était aussi un excellent peintre (son Christ noir orne le mur de plusieurs églises dont celle d’Hekima College de Nairobi) et un grand artiste à qui on doit une remarquable méditation sur le chemin de croix et la conception du Monument de la réunification de Yaoundé (en collaboration avec Gédéon Mpondo).

Théologien et anthropologue, il forgea le concept de « pauvreté anthropologique » qui, d’après lui, « s’enracine dans la tragédie de la traite négrière et la colonisation. Car le propre de ces deux tragédies consiste à dépouiller l’homme de son essence, de son identité, de sa culture, de sa dignité, de son histoire, de ses droits fondamentaux, de sa création, de sa créativité, de tout ce qui fait sa dignité, son originalité, son irremplaçable unicité ». Il ajoute : « Il n’y a pas de personnalité africaine là où il y a paupérisation anthropologique». Mveng ne lutta pas seulement contre la paupérisation anthropologique. Il combattit également la pensée unique comme en témoignent les lignes ci-après : « Une des choses qui me font pleurer, je le dis tout haut, c’est que l’Afrique sacrifie chaque jour les meilleurs de ses enfants sous prétexte qu’un tel a dit qu’il n’est pas d’accord avec tel chef d’État. Je ne peux pas comprendre qu’on condamne un homme à mort pour ses opinions ».

Certes, le Vatican et la Congrégation pour la doctrine de la foi dirigée alors par Joseph Ratzinger ne l’avaient pas condamné à mort. N’empêche qu’ils le considéraient, tout comme Pierre Hebga, Fabien Eboussi, Jean-Marc Ela et Bénézet Bujo, comme un théologien à problème. C’est la raison pour laquelle il ne fut pas invité au premier Synode sur l’Afrique tenu à Rome en avril 1994.

Mveng dérangeait, y compris parmi les jésuites africains qui ont peur de sortir des sentiers battus et qui ne sont pas gênés de faire de la figuration. A cet égard, reste gravée dans ma mémoire la question qu’il nous posa en 1989 lors d’une conférence donnée à l’Institut de Philosophie Saint Pierre Canisius de Kimwenza-Kinshasa. Je la cite de mémoire: « Les jésuites africains apporteront-ils quelque chose d’original et de décisif à la Compagnie de Jésus et au continent africain ou bien se contenteront-ils de vivre de la gloire des Teilhard de Chardin, Jean Daniélou, Henri de Lubac, Karl Rahner et autres » ?

Lui qui était de petite taille nous prouva ce jour-là qu’il était un géant de la pensée et de la parole, que le destin de l’Afrique lui tenait à cœur et que le Cameroun et l’Afrique pouvaient être fiers d’avoir donné naissance à un homme comme lui.

Parmi les Africains que sa disparition tragique avait bouleversés, figure Léopold Sedar Senghor. Le premier président du Sénégal, qui l’estimait beaucoup, se demandait pourquoi la sécurité de Mveng n’avait jamais été assurée par le gouvernement camerounais.

Engelbert Mveng n’était pas seulement un universitaire accompli et respecté à l’Université de Yaoundé. Il faisait aussi partie des jésuites qui avaient pris au sérieux le décret 4 de la 32e congrégation générale de la Compagnie de Jésus sur la lutte pour la justice ainsi que l’appel du P. Pedro Arrupe à se solidariser avec les défavorisés et à explorer des horizons nouveaux.

Mveng a marqué son temps, il s’est distingué, il a fait la différence, non par son savoir ni par son talent mais parce qu’il s’intéressait avant tout aux problèmes et défis de l’Afrique, parce qu’il était là où les Africains cogitaient pour mieux positionner leur continent., parce que les difficultés et drames de l’Afrique le faisaient souffrir.

Secrétaire général de l’Association œcuménique des théologiens africains (AOTA), il organisa un colloque à Yaoundé sur la souffrance des Noirs en Afrique du Sud. Il ne savait pas tourner autour du pot, appelait les choses par leur nom, était peu tendre avec l’apartheid.

Il avait une forte personnalité, ce qui ne plaisait pas beaucoup aux jésuites français d’Afrique qui n’ont d’estime que pour les Africains béni-oui-oui et incapables de prendre le moindre risque pour l’Afrique. Or, disait Nelson Mandela, “le nouveau monde ne sera pas construit par ceux qui restent à l’écart, les bras croisés, mais, par ceux qui sont dans l’arène, les vêtements réduits en haillons par la tempête et le corps mutilé par les évènements, ceux qui essayent toujours et qui ne se laissent pas décourager par les insultes, l’humiliation ou même la défaite ».

Pour Mandela, seuls ceux-là méritent honneur et considération.

Mveng doit être honoré car il a « combattu le bon combat » (1 Timothée 4, 7). Avec Hebga et Eboussi, il est un des rares intellectuels camerounais et africains ayant résisté à la tentation de se truquer dans un monde truqué, ayant refusé de rejoindre la mangeoire des dictateurs.

“L’Afrique dans l’Eglise. Paroles d’un croyant” (L’Harmattan, 1985) est un livre majeur que devrait lire tout African qui se pose la question de savoir si on peut croire au Nazaréen sans renier sa culture. C’est dans ce livre que Mveng préconise la convocation d’un concile africain.

Je ne sais pas ce qu’est devenu son musée d’art africain. Je ne sais pas non plus si les jésuites camerounais et africains réclameront un jour justice pour Mveng.

Jean-Claude DJEREKE

est professeur de littérature à l’Université de Temple (Etats-Unis).

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