Le blocage de la Côte d’Ivoire (et de toute la sous-région ouest-africaine) ne peut plus continuer longtemps. Cette crise a déjà trop duré au point où les Ivoiriens sont aujourd’hui prêts à accepter toute solution qui aiderait à y mettre fin. Simone Gbagbo le sait très bien et travaille en conséquence.
« L’heure n’est plus aux discours. Nous sommes venus à Lomé supplier le président Gnassingbé Eyadèma pour qu’il fasse un effort particulier afin que la paix revienne dans ce pays aujourd’hui divisé ». Telle est la déclaration du roi de Tiapoum, Jacob Amichia, porte-parole des rois venus rencontrer le président togolais, chez lui, à Lomé, vendredi 5 décembre. « La Côte d’Ivoire est divisée et nous ne pouvons plus dormir. Nous avons des problèmes car nos familles sont détachées », a-t-il poursuivi avant d’ajouter que généralement, « Le roi ne se déplace pas (mais) comme nous sommes désespérés, nous vous demandons humblement de faire en sorte que nous soyons en contact direct et permanent avec les ex-rebelles qui occupent le nord du pays », a-t-il suggéré, au nom de ses pairs, au président togolais. Dernier chef d’Etat africain à avoir rencontré feu le président Félix Houphouët-Boigny, en Suisse, avant sa mort, à la demande expresse de ce dernier, Gnassingbé Eyadèma se serait vu investir des pouvoirs, à cette occasion, qui lui permettent de garder un œil discret sur la bonne marche de la Côte d’Ivoire. Alors que le transition sous la présidence de Robert Gueï prenait une tournure chaotique, la secrétaire générale du RDR, Henriette Diabaté, lors d’un voyage d’explication, à Lomé, avait tenu à rappeler ce testament au chef de l’Etat togolais.
Après s’être indigné que « La situation ivoirienne ne profitait qu’aux vendeurs et trafiquants d’armes et de canons », Gnassingbé Eyadèma a rassuré les rois de Côte d’Ivoire, de sa ferme détermination à « sauver leur pays » d’autant plus que « Ceux qui poussent à (le) détruire n’aideront jamais à (le) reconstruire ».
Selon le président Laurent Gbagbo, trois importants projets de loi actuellement en finition, seront bientôt soumis à l’approbation du peuple, soit par voie référendaire directement, soit par le truchement de l’Assemblée nationale. Il s’agit des lois sur la nationalité, le foncier rural et l’éligibilité. En ce qui concerne les deux premiers projets de texte, le président Gbagbo a décidé de les soumettre directement au peuple pour un référendum, c’est ce qu’il qualifie d’ « exercice de libre arbitre ». Quant au texte sur le code de l’éligibilité, il se propose de se référer aux prérogatives que lui confère la constitution : « Sur la question de l’éligibilité, je n’ai pas le choix. La constitution elle-même donne sa voie. Je vais donc soumettre à l’Assemblée nationale, le projet de loi qui me sera transmis par le gouvernement. Et s’il recueille 2/3 des votes des députés régulièrement inscrits, alors il viendra aussi à être soumis par référendum », a-t-il déclaré.
Voilà donc comment le chef de l’Etat ivoirien entend coincer l’ex-rébellion en ce sens qu’un référendum, soutient-il, ne peut se dérouler dans un pays coupé en deux, où le nord est sous administration rebelle. C’est la raison pour laquelle la communauté internationale a appelé les forces nouvelles à regagner sans tarder le gouvernement de réconciliation nationale. Mais comme l’a si bien dit le président français Jacques Chirac à Tunis, les arrières pensées seront-elles absentes pour que ce dégel (momentané) puisse faire place à la relance véritable du processus de paix ? On en doute au moins pour deux raisons. Sans faire de procès d’intention aux députés FPI, on les voit mal voter un texte qui assouplirait les conditions d’éligibilité pour donner l’occasion à l’actuel leader du RDR, Alassane Ouattara, à pouvoir croiser le fer en octobre 2005 avec ses deux frères ennemis, Laurent Gbagbo et Henri Konan Bédié. Au FPI, comme au PDCI, on n’a pas changé de discours sur Ouattara.
Respectivement président de l’Assemblée nationale et présidente du groupe FPI au sein de la dite Assemblée, Mamadou Koulibaly et Simone Gbagbo, ont déjà clairement indiqué ce qu’ils pensaient de cette disposition contenue dans les Accords de Marcoussis. Le risque de repousser ce projet de loi ou dans tous les cas de voter une disposition qui irait à l’encontre de l’esprit de Marcoussis en empêchant Ouattara de se présenter, est donc bien réel. En pressant les ex-rebelles à regagner le gouvernement pour venir examiner les textes, Laurent Gbagbo sait quelque part qu’on est en train de tourner en rond dans la mesure où Simone, sa très influente épouse, et le très radical Mamadou Koulibaly, qui sont complètement fermés aux critiques, mettront leur poids sur la balance afin que l’Assemblée nationale (où le FPI et ses alliés sont majoritaires) n’aille pas dans le sens tracé par le gouvernement concernant Marcoussis. Ainsi, le président Gbagbo aura fait son travail de chef de l’exécutif comme la communauté internationale l’y invite tout en sachant qu’il ne servirait à rien. On prête même à Simone de reprocher à son mari de président (qui lors d’une discussion à huis clos entre les membres influents du clan, aurait menacé de démissionner de son poste) de considérablement dévier du cap pris par les anti-marcoussistes. Un coup à droite, un coup à gauche, Gbagbo par la force des choses a fini par devenir un équilibriste au grand dam de son épouse que certaines mauvaises langues suspectent d’avoir téléguidé l’opération de gendarmes qui viennent de réclamer la tête du chef d’état major de l’armée, le général Mathias Doué, accusé d’être un « mou ». A preuve, les capitaines Zady, Abehi Jean-Noël et le commandant Konan, chefs de file des « mutins » qui ont récemment pris en otage les antennes de la Radio télévision ivoirienne, sont considérés comme des proches du capitaine Séka Séka, lequel entretient des rapports des plus étroits avec la première dame de Côte d’Ivoire. Si ces militaires ont clairement indiqué qu’ils soutenaient le président Gbagbo, on est en droit de se demander si un tel soutien restera linéaire du moment où l’appétit de ce genre de coup médiatique, vient en mangeant ? Toujours est-il que Simone Gbagbo dispose de suffisamment d’appuis au sein de l’armée et du Mouvement des patriotes, sans même parler du FPI, pour ne pas se tenir prête au cas où son mari lâcherait prise.
Mais Gbagbo n’est pas seul à vouloir utiliser la ruse dans ce duel que les Ivoiriens observent en spectateurs. L’ex-rébellion n’entend pas désarmer comme l’a prématurément annoncé le président de la République. Pour elle, le désarmement ne devrait survenir qu’à la fin du processus et non au début de celui-ci comme semble faire croire le pouvoir. Pour montrer qu’elle est dans son bon droit, elle a sorti le chapitre 7 des Accords de Marcoussis qui concerne le « regroupement , le désarmement et la démobilisation », et qui énonce : « – Dès sa prise de fonctions, le gouvernement de réconciliation nationale entreprendra le processus de regroupement concomitant des forces en présence sous le contrôle des forces de la CEDEAO et des forces françaises.
2 – Dans une seconde phase. Il déterminera les mesures de désarmement et de démobilisation, qui seront également menées sous le contrôle des forces de la CEDEAO et des forces françaises.
3 – L’ensemble des recrues enrôlées depuis le 19 septembre seront immédiatement démobilisées.
4 – Le gouvernement de réconciliation nationale assurera la réinsertion sociale des militaires de toutes origines avec l’appui de programmes de type Désarmement Démobilisation Rapatriement Réinstallation Réinsertion (DDRRR) susceptibles d’être mis en œuvre avec l’appui des partenaires de développement internationaux.
5 – Le gouvernement de réconciliation national prendra les mesures nécessaires pour la libération et l’amnistie de tous les militaires détenus pour atteinte à la sûreté de l’Etat et fera bénéficier de la même mesure les soldats exilés. La loi d’amnistie n’exonérera en aucun cas les auteurs d’infractions économiques graves et de violations graves des droits de l’homme et du droit international humanitaire.
6 – Le gouvernement de réconciliation nationale procédera à un audit de ses forces et devra déterminer dans un contexte économique difficile le niveau des sacrifices qu’il pourra consentir pour assurer ses obligations en matière de défense nationale. Il réalisera sur ces bases la restructuration des forces armées et demandera à cette fin des aides extérieures ».
Ces dispositions contenues dans les Accords de Marcoussis, sont encore loin d’être réalisables, pense-t-on du côté de l’ex-rébellion. D’une part, parce que ces Accords n’ont pas été appliqués comme prévu au moment de leur adoption, c’est d’ailleurs une des raisons de la crise actuelle qui l’a poussée à quitter le gouvernement. D’autre part, il sera difficile à cette dernière de faire des premiers pas significatifs sans de fortes garanties de Laurent Gbagbo à cause de l’image d’homme extrêmement rusé qui « roule tout le monde dans la farine » qu’il a fini par donner de lui-même.
Comme l’a si bien indiqué Jacques Chirac, la sincérité ne se lit dans aucun des deux camps, ce qui éloigne d’autant la possibilité d’organiser une présidentielle libre et transparente en octobre 2005.
Dès lors, des scénarii sont de part et d’autre en train d’être échafaudés. Et s’il y avait pour une raison ou pour une autre, une présidentielle anticipée ? Cette hypothèse qui n’est plus d’école a déjà été avancée par le président de l’Assemblée nationale, Mamadou Koulibaly, fin octobre dernier. On croit savoir ici qu’au cas où Laurent Gbagbo en était empêché, Simone, son épouse deviendrait la candidate idéale pour défendre les idées qui lui sont chères ainsi que les intérêts du clan.
Il y a aussi (bien que personne ne le souhaite) le spectre de l’arrivée d’un Bozizé ivoirien qui n’est nullement à écarter et qui ferait souffler toute la communauté internationale. Ce rôle qu’aurait pu jouer Robert Gueï, aujourd’hui, s’il avait eu la sagesse de quitter le pouvoir à temps, serait toujours à prendre, à condition qu’il soit l’œuvre d’un Sudiste, pour des raisons évidentes. C’est comme si la communauté internationale attendait ce sauveur sans le dire à haute voix. Car il est à parier que tant que l’un des quatre protagonistes de la crise ivoirienne actuelle (Laurent Gbagbo, Alassane Ouattara, Henri Konan Bédié, Guillaume Soro) sera au pouvoir même après s’être fait élire lors d’un scrutin transparent supervisé par le pape Jean-Paul II ou l’imam de la Mosquée de Djeddah, les trois autres ne le laisseront guère travailler en paix. C’est une certitude. C’est pour cette raison qu’il serait bon qu’on encourage ces quatre leaders politiques à s’effacer au profit de leurs adjoints pour la présidentielle de 2005. C’est la moins mauvaise manière de résoudre la crise politique actuelle qui ensanglante la Côte d’Ivoire et freine le développement de toute la sous-région ouest-africaine.
Aristide Koné