COTE D’IVOIRE : L’obstination à croupir dans la servitude volontaire

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A l’horizon, rien de nouveau. Quatre élections présidentielles plus tard, la Côte d’Ivoire reste figée dans les starting-blocks, toujours sur le même point de départ. La réconciliation nationale tant promise est complètement compromise, et les différentes factions politiques sont engluées dans les ressentiments personnels de leurs leaders qui se regardent en chiens de faïence, pendant que tout le pays croupit sous la « servitude volontaire ».

C’est Etienne de La Boétie qui, dans une analyse de la légitimité de toute autorité sur une population, introduit ce concept (voir Discours de la servitude volontaire, 1577) qu’il définit comme le comportement d’un peuple qui, par ignorance, par habitude ou par coutume, mais aussi par cupidité (ex. enrichissement facile) ou par désir d’honneurs choisit de se soumettre à un pouvoir tyrannique et de se priver de sa liberté naturelle, croyant et espérant que le tyran lui apportera un bienfait ou une protection. La Boétie conclut son analyse en ces termes : « Soyez donc résolus à ne servir plus. Et vous voilà libres. » 

            Ce concept de « servitude volontaire », initialement politique, fut repris et popularisé par l’économiste togolais, Kako Nubukpo (2017), dans le contexte du système monétaire en vigueur dans 14 Etats d’Afrique subsaharienne depuis 1945, celui du Franc de la Communauté financière en Afrique pour la zone UEMOA (Afrique de l’Ouest) et du Franc de la Coopération financière en Afrique pour la CEMAC (Afrique centrale), un système monétaire accepté par certains dirigeants de ces Etats pour des raisons de rente, créant ainsi une forme de dépendance, et donc de « servitude », par rapport à l’ancienne puissance coloniale. Notre « servitude volontaire » nous affecte donc au-delà du contexte politique ; elle nous affecte également au niveau économique.

       Cependant, c’est Emmanuel Kant qui, dans Qu’est-ce que les Lumières ? (Was ist Aufklärung?1784), nous exhortait déjà à sortir de l’état de minorité où nous nous maintenons par notre propre faute, de cette volonté que nous avons de nous soumettre à l’autorité de quelqu’un d’autre, et de cette incapacité de nous servir de notre entendement sans être dirigé par ce quelqu’un d’autre. Selon Kant, cette soumission et cette incapacité sont dues à un manque de résolution et de courage qui fait que, sous prétexte de déférence à un chef ou à un président de la République, nous nous laissons assujettir à ses frasques et à ses abus. Kant écrit à ce propos :

« La paresse et la lâcheté sont ce qui expliquent qu’un si grand nombre d’hommes, après que la nature les a affranchis depuis longtemps de toute direction étrangère, restent cependant volontiers, leur vie durant mineurs, et qu’il soit si facile à d’autres de se poser comme leurs tuteurs. Il est si commode d’être mineur. » [Mes italiques].

En effet, nous entérinons de fait les comportements répréhensibles du chef par notre silence complice ; d’où l’adage : « Un peuple n’a que les chefs qu’il mérite ».

Le moment n’est-il pas venu de se prendre en charge et de faire usage de notre raison pour exiger du chef ou du président de la République ce que nous attendons de lui ? Il s’agit là, selon Kant, d’une tâche, d’une obligation, d’une « devise » (Wahlspruch), et même d’une consigne que nous devons nous donner et proposer aux autres, un changement en quelque sorte qui touche à l’existence politique et sociale de notre pays.

Sapere Aude ! « Aie le courage de te servir de ton propre entendement » nous lance Kant. Un appel à l’autonomie intellectuelle donc, un encouragement à chacun et à tous, pour penser par soi-même sans se soumettre à l’autorité d’autrui ; car c’est aux plus faibles qu’il revient de mettre le chef ou le président de la République au pas, et c’est aux plus faibles qu’il faut du courage et de l’audace. Individuellement et ensemble, nous sommes tous responsables de cet engagement, de cette attitude de modernité, de ce mode de relation à l’égard de soi-même et de l’actualité, de cette conscience de rupture d’avec le statu quo, de cette manière d’agir et de se conduire, et de cette attitude imprégnée de la volonté de marquer son temps.

L’un a carrément fui le pays depuis huit mois. L’autre a été interdit de se présenter à la députation pour le compte de son parti qu’il a dirigé pendant de très longues années. Résultat, il se fera élire comme candidat indépendant. « Chaque pays a les dirigeants qu’il mérite ».

Et comme dirait Baudelaire, l’Homme de modernité ne saurait être un homme de « flânerie », mais il doit être un homme qui se met résolument au travail pour transformer son présent et moduler son futur, en saisissant de son for intérieur ce qu’il a de plus naturel. Etre moderne, c’est se prendre comme l’objet d’une élaboration complexe et s’astreindre à la tâche de sa propre élaboration (Le Peintre de la vie moderne, In Œuvres complètes, 1976, p. 695). Ce « pas pénible » ne saurait s’accommoder de la timidité. Il requiert en effet un ensemble de transformations sociales, de transformations des types d’institutions politiques, de formes de savoir et des projets de rationalisation des connaissances et des pratiques.

Le moment est donc venu de « combattre sans cesse le sentiment dévastateur de n’être personne » et de « créer une tension » dans l’esprit des hommes, dans et en dehors des partis politiques, afin de « briser les chaînes des fausses croyances et des demi-vérités », et passer à l’âge de la majorité (Martin Luther King Jr., In Lettre de la prison de Birmingham, 16 avril 1963). Le moment est venu de croire résolument en la démocratie et de renoncer à notre obstination de croupir dans la servitude volontaire. C’est dire qu’il faut insister sur et continuer de réclamer la réconciliation nationale, la révision du découpage électoral et celle de la liste électorale, ces questions existentielles pour le vivre ensemble de tous les Ivoiriens. Ce combat est et doit rester un combat quotidien qui ne peut pas et ne doit pas attendre la prochaine élection présidentielle.

Paulin G. Djité, Ph.D., NAATI III, AIIC

Chevalier dans l’Ordre des Palmes Académiques

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