Le 14 octobre 2025, à quelques jours de l’élection présidentielle ivoirienne, le couple Alassane et Dominique Ouattara s’est rendu, à Yamoussoukro, pour se recueillir sur la tombe de Félix Houphouët-Boigny, premier président de la Côte d’Ivoire et fondateur du Parti démocratique de Côte d’Ivoire (PDCI). L’événement, en apparence anodin, a suscité de vives polémiques. Pour de nombreux observateurs, il ne s’agissait pas d’un simple geste symbolique de mémoire ou de piété républicaine, mais, d’un acte à forte portée politique et spirituelle, dans un contexte électoral tendu marqué par l’exclusion du candidat du PDCI, Tidjane Thiam, de la course à la présidence.
Ce pèlerinage du couple présidentiel, interprété par certains comme une manœuvre mystique, révèle bien plus qu’une simple affaire de superstitions africaines. Il met en lumière les contradictions d’une société où la quête du pouvoir se conjugue avec la manipulation des symboles, la corruption des consciences et l’effacement progressif des valeurs morales qui avaient autrefois fondé la nation ivoirienne.

I. Un pèlerinage controversé et chargé de symboles
La tombe d’Houphouët-Boigny, située dans la basilique Notre-Dame de la Paix de Yamoussoukro, n’est pas un lieu comme les autres. Elle représente à la fois la mémoire d’un homme et le symbole d’un parti, le PDCI, qui a marqué l’histoire politique de la Côte d’Ivoire depuis l’indépendance. C’est pourquoi la visite du couple présidentiel sur ce site (notre photo), à la veille d’une élection présidentielle dont le principal parti héritier du « Vieux » a été écarté, a soulevé une profonde incompréhension.
Beaucoup d’Ivoiriens ont perçu cette visite comme une provocation. Comment comprendre, se demandent-ils, que les portes de la maison d’Houphouët aient été ouvertes à un homme qui, depuis son accession au pouvoir, n’a cessé de marginaliser le PDCI et d’affaiblir son influence politique ?
L’indignation a été d’autant plus grande que, selon des rumeurs persistantes, la visite du couple Ouattara aurait été inspirée par un féticheur, qui aurait prescrit un rite destiné à assurer la victoire du président sortant. Que cette version soit vraie ou non, elle traduit une conviction largement partagée en Afrique : Dans le jeu politique, les forces invisibles jouent souvent un rôle décisif.
Mais, au-delà du folklore mystique, le véritable scandale réside dans la complaisance de ceux qui ont permis cette visite. Car il semble évident que cette ouverture n’a pas été gratuite. Des voix affirment que de grosses enveloppes ont circulé, confirmant la réputation du régime Ouattara, maître dans l’art de corrompre les consciences avec l’argent public.

II. La corruption morale : Un mal enraciné dans la société ivoirienne
L’affaire du pèlerinage de Yamoussoukro ne saurait être comprise isolément. Elle s’inscrit dans un processus plus profond : Celui de la dégradation progressive des valeurs morales en Côte d’Ivoire. Depuis plusieurs années, la cupidité, l’opportunisme et la soif du gain facile ont remplacé les vertus d’honnêteté, de loyauté et de dignité qui caractérisaient autrefois les élites ivoiriennes.
Cette dérive morale explique en partie la fragilité du tissu social et politique. Dans un pays où tout peut s’acheter — les consciences, les voix, les alliances, les silences —, la politique devient une vaste foire d’intérêts individuels. Des députés, des militants et même des cadres supérieurs du PDCI n’hésitent plus à rejoindre le RHDP, non par conviction, mais pour des avantages matériels. La trahison est devenue monnaie courante, et la fidélité un luxe moral que peu peuvent encore se permettre.
La corruption morale n’épargne aucun domaine. Elle a permis, en 2002, l’entrée des armes sur le territoire national. Elle a favorisé, en août 2006, le déversement de déchets toxiques dans dix-huit sites d’Abidjan, causant des milliers de victimes. Elle se manifeste aujourd’hui encore dans la manière dont certains obtiennent des passeports ivoiriens sans en avoir le droit. Dans ce contexte, comment s’étonner que la politique elle-même soit devenue une entreprise de prédation ?
III. Le rôle du pouvoir dans l’érosion des valeurs
Depuis 2011, le régime d’Alassane Ouattara s’est imposé par une combinaison de stratégie politique, de contrôle institutionnel et de clientélisme économique. L’argent public a servi d’instrument de séduction et de division. Les adversaires les plus virulents sont neutralisés, non pas, par la force brute, mais par des nominations, des contrats et des privilèges qui étouffent toute résistance morale.
Cette pratique, que Jean-François Bayart appelle la « politique du ventre », a profondément transformé la société ivoirienne. L’éthique du service public a cédé la place à la logique du profit personnel. La solidarité, jadis fondement de la communauté, a été remplacée par l’individualisme le plus cynique.
Dans un tel contexte, le pèlerinage du couple présidentiel sur la tombe d’Houphouët-Boigny apparaît comme une métaphore tragique : Celle d’un pouvoir qui cherche à se légitimer non par le mérite, mais par la manipulation des symboles sacrés de la nation. Le nom d’Houphouët, jadis synonyme de rassemblement et de paix, est aujourd’hui instrumentalisé à des fins politiciennes.
IV. Le silence complice des élites
Le scandale de Yamoussoukro met également en lumière la responsabilité des élites politiques et religieuses. Pourquoi ont-elles accepté que la mémoire du « Vieux » soit ainsi profanée ? Par peur ? Par intérêt ? Dans tous les cas, leur silence en dit long sur la crise morale du pays.
Les gardiens du temple, ceux qui auraient dû défendre la dignité d’Houphouët-Boigny, se sont laissés acheter ou séduire. Ce comportement traduit non seulement une faillite morale, mais aussi une perte de repères. Quand les symboles de la République deviennent des objets de commerce, la nation tout entière perd son âme. Le drame ivoirien n’est donc pas seulement politique. Il est avant tout spirituel. La Côte d’Ivoire est malade de ses élites, de leur manque de courage, de leur incapacité à dire non à l’argent facile. Tant que la cupidité primera sur la conviction, aucune alternance véritable ne sera possible.

V. Pour une refondation morale et politique
Si un opposant venait à accéder au pouvoir après 2025, son premier chantier ne devrait pas être économique ou institutionnel, mais moral. Il s’agira de restaurer la valeur du travail, la dignité du citoyen et la confiance dans les institutions. Cela suppose une réforme profonde de l’éducation nationale, centrée sur les valeurs d’honnêteté, de simplicité et de maîtrise de soi. Une telle refondation morale ne pourra se faire sans un retour à l’exemple des pères fondateurs, non pour les idolâtrer, mais pour s’inspirer de leur sens du devoir et de leur patriotisme. Le nom d’Houphouët-Boigny doit redevenir ce qu’il fut : Un symbole d’unité, et non une amulette électorale.
Les églises, les mosquées, les écoles, les médias et la société civile doivent participer à cette rééducation morale. La Côte d’Ivoire ne se relèvera pas tant que l’argent sera le seul langage compris par ses dirigeants et ses citoyens. Il faut réapprendre à dire non, à refuser la compromission, à redonner sens à l’honneur.
L’affaire du pèlerinage du couple Ouattara sur la tombe d’Houphouët-Boigny n’est pas un simple épisode de campagne électorale. C’est le miroir d’une société en crise, où la perte des valeurs morales menace la cohésion nationale. Tant que les Ivoiriens continueront à se laisser acheter, tant que les élites continueront à trahir pour des avantages éphémères, le pays restera prisonnier d’un cycle de corruption, de violence et de désillusion.
La Côte d’Ivoire a besoin d’une renaissance morale. Elle doit rompre avec la politique du cynisme et redonner à la vertu la place qu’elle mérite. Sans cela, les prières sur les tombes, les pèlerinages mystiques et les promesses électorales ne seront que des mascarades destinées à masquer la déchéance d’un peuple qui a perdu son âme.
Jean-Claude DJEREKE
est professeur de littérature à l’Université de Temple (Etats-Unis).