Depuis plusieurs semaines, Tidjane Thiam, ancien patron du Crédit Suisse et nouveau président du Parti démocratique de Côte d’Ivoire (PDCI), parcourt les capitales européennes. Objectif affiché : dénoncer sa radiation de la liste électorale ivoirienne et alerter la communauté internationale sur les dérives autoritaires du régime d’Alassane Ouattara. Pourtant, à bien y regarder, cette tournée soulève plus d’interrogations que d’espoirs. Peut-elle réellement infléchir le cours des événements en Côte d’Ivoire ? Et surtout, les puissances occidentales ont-elles intérêt à écouter Thiam, à soutenir un changement de cap politique dans un pays dont elles profitent depuis des décennies ? Rien n’est moins sûr.
Une tournée qui sonne creux
Sur le papier, la démarche de Tidjane Thiam paraît stratégique. Empêché de concourir à l’élection présidentielle en raison de sa radiation controversée de la liste électorale, il cherche à mobiliser la communauté internationale, à dénoncer l’arbitraire et à légitimer son combat politique. Dans les faits, cette tournée européenne ressemble davantage à une errance diplomatique. Les dirigeants occidentaux – à Londres, Paris, Bruxelles ou Washington – l’écoutent poliment, multiplient les sourires de façade, mais, ne prennent aucun engagement concret (sur notre photo, ceux qui se font rouler dans la farine par Ouattara depuis 15 ans).
Pourquoi un tel silence ? Tout simplement parce que les puissances occidentales n’ont aucun intérêt à rompre avec Alassane Ouattara. Depuis son accession au pouvoir, Ouattara s’est imposé comme le garant des intérêts français, américains et européens dans la région. Il a offert aux multinationales l’accès aux richesses ivoiriennes – cacao, or, pétrole – dans des conditions plus que favorables. Il a également affiché une loyauté sans faille dans la lutte contre le terrorisme, en acceptant notamment l’implantation de forces étrangères sur le sol ivoirien. En d’autres termes, il a su se montrer docile, corvéable et entièrement disponible.
Dès lors, que peut proposer Tidjane Thiam que Ouattara n’ait déjà offert ? Aux yeux des élites occidentales, Thiam ne représente pas une rupture utile ou nécessaire, mais, une inconnue dérangeante. Certes, il a un parcours prestigieux, il parle leur langage, il connaît les arcanes de la finance et des institutions internationales. Mais, cela ne suffit pas à faire de lui un pion plus précieux que Ouattara sur l’échiquier géopolitique et économique de l’Afrique de l’Ouest.

Le piège de la dépendance politique
La situation actuelle révèle une vérité crue : l’Afrique demeure prisonnière d’un système de domination où les puissances occidentales ne se mobilisent que lorsqu’elles ont quelque chose à perdre. Or, dans le cas ivoirien, leur position est confortable. Elles ont un partenaire fiable à Abidjan. Elles ferment les yeux sur les dérives autoritaires, les arrestations arbitraires, les exclusions électorales, tant que leurs intérêts stratégiques ne sont pas menacés.
C’est pourquoi il faut se méfier de cette forme d’externalisation de la lutte politique. Compter sur les chancelleries occidentales pour faire plier le régime Ouattara, c’est nourrir des illusions dangereuses. L’histoire récente le prouve : les appels à la démocratie, à la transparence et au respect des droits humains ne sont que des slogans creux, utilisés à géométrie variable, selon les intérêts du moment. Pendant que Thiam sollicite le soutien de l’Europe, les autorités françaises vendent des armes, les multinationales signent de nouveaux contrats d’exploitation, et les diplomates occidentaux louent la “stabilité” ivoirienne.
La rue, seul espace de résistance véritable
Face à cette impasse, une seule voie apparaît comme crédible : celle de la lutte intérieure. C’est en Côte d’Ivoire, et non dans les salons feutrés de Bruxelles ou de Washington, que le combat pour la justice électorale, la souveraineté et la dignité doit être mené. Les exemples récents au Burkina Faso, au Mali ou au Niger montrent que les peuples peuvent renverser l’ordre néocolonial établi lorsqu’ils se mobilisent sur le terrain, malgré les embargos, les menaces ou les campagnes de désinformation.
Les ressources ne manquent pas. Les jeunes, les femmes, les syndicats, les mouvements citoyens peuvent constituer le socle d’une résistance populaire. Ce ne sont pas les grandes fortunes ou les réseaux internationaux qui changent le cours de l’histoire, mais, les mobilisations enracinées, déterminées, et prêtes à assumer le coût de la confrontation avec un pouvoir injuste.
En ce sens, Tidjane Thiam gagnerait sans doute davantage à investir dans l’organisation locale, la conscientisation des masses, le dialogue avec les forces sociales ivoiriennes, plutôt qu’à courtiser des puissances étrangères complices du système. Un combat mené avec ses “petits moyens”, sur place, est toujours plus porteur qu’une tournée sans lendemain auprès de ceux qui ont tout intérêt à maintenir le statu quo.
Un impératif de décolonisation mentale
Enfin, cette affaire met en lumière une autre question fondamentale : pourquoi continuons-nous, en tant qu’Africains, à croire que nos problèmes doivent être réglés ailleurs, par d’autres ? Pourquoi persistons-nous à penser que c’est à Paris, à Londres ou à Washington, que se jouent nos destins ? Cette mentalité d’assujettissement est le plus grand frein à l’émancipation véritable. Elle perpétue une forme de colonialisme mental, où l’Occident demeure le juge ultime de la légitimité, de la démocratie, du progrès.
Or, tant que nous ne nous affranchirons pas de ce réflexe d’attente – attendre l’aide, attendre la condamnation, attendre la reconnaissance – nous serons condamnés à tourner en rond. L’histoire du continent montre que les véritables ruptures ont toujours été l’œuvre des peuples eux-mêmes. Ni Sankara, ni Lumumba, ni Cabral, n’ont attendu l’approbation de l’Occident pour affirmer la souveraineté de leurs peuples. Ils ont agi, souvent, au prix de leur vie, parce qu’ils savaient que la liberté ne se négocie pas : elle se conquiert.

Conclusion : Choisir la voie du courage
La tournée de Tidjane Thiam en Europe pourrait avoir une valeur symbolique, si elle s’inscrivait dans une stratégie plus large, articulée autour d’une résistance populaire intérieure. Mais, prise isolément, elle apparaît comme un aveu d’impuissance, voire, une erreur d’appréciation. Ce n’est pas à l’étranger que se règlera la question de la démocratie en Côte d’Ivoire, mais, bien sur le terrain, au contact des réalités du peuple, comme cela fut le cas, hier, au Sénégal quand Macky Sall, avec la complicité des mêmes Occidentaux, voulait s’octroyer un troisième mandat. Le PASTEF d’Ousmane Sonko et d’autres se sont levés pour barrer la route à cette imposture, avant de forcer Macky Sall à lâcher prise. L’opposition et la société civile ivoiriennes ne devraient pas beaucoup réfléchir alors que cette solution est à leur portée : il a suffi que le PASTEF et ses alliés paralysent l’économie et détruisent quelques biens des sociétés occidentales pour que le rapport de force s’inverse. Et voilà le PASTEF aujourd’hui aux affaires. C’est ce qu’on souhaite à l’oppositoin ivoirienne.
Il est temps de cesser d’attendre des solutions d’ailleurs. Il est temps de désoccidentaliser notre regard, notre politique, notre manière de penser le changement. Si Tidjane Thiam veut véritablement incarner l’alternative, il devra rompre avec cette logique de dépendance diplomatique et s’ancrer dans les luttes concrètes du peuple ivoirien. Car c’est seulement là, dans la rue, dans les quartiers populaires, dans les villages, que naît le véritable pouvoir.
Jean-Claude DJEREKE
est professeur de littérature à l’Université de Temple (Etats-Unis)