FRANCE : Y a-t-il compatibilité entre l’usage des LBD et l’exercice de la démocratie ?

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Actuellement, le mouvement des gilets jaunes faiblit, mais ne rompt pas ! Or, au-delà de leurs revendications socio-économiques, apparaît un enjeu démocratique, celui de la violence légitime ou illégale exercée par les forces de l’ordre, qui porte notamment sur la liberté d’expression par le droit démocratique de manifester. Si le Lanceur de balle de défense (LBD) est considéré comme une arme létale ou non létale, il peut être autorisé légalement ou non à l’encontre de manifestants. Si le LBD est classé comme une arme non létale, il peut alors soit être utilisé en cas de légitime défense seulement, ou bien, comme une arme d’attaque, afin de « gérer » les déplacements des manifestants. Par contre, si des policiers attaquaient des personnes qui manifestent pacifiquement avec une arme létale, ce serait anti-démocratique et illégale en France au regard de la loi de 2019. Or, en fonction de l’interprétation de la loi par le ministère de la Défense et par les préfets dans le cadre du pouvoir exécutif, mais aussi, par les juges du siège, dans le cadre du pouvoir judiciaire, alors l’usage du LBD sera considéré comme relevant d’actions légales ou illégales, démocratiques ou anti-démocratiques ! Or, une justice équitable et une démocratie conséquente, ne peuvent dépendre d’une aussi grande latitude en matière d’interprétation.

Les LBD sont à l’origine d’un nombre très important d’énucléations et de blessés graves. Depuis le début du mouvement des gilets jaunes en octobre 2018 et jusqu’au 17 mai 2019, les LBD ont occasionné 24 fois, la perte d’un œil, d’autres, par centaines ont été visés à la tête, selon la comptabilisation systématique opérée par le journaliste, David Dufresne, sur Médiapart. Entre octobre 2018 et jusqu’au 21 janvier 2019, on dénombrait, en plus, 143 blessés graves (dont 17 femmes) et 92 déclaraient avoir été touchés par des tirs de lanceur de balles de défense1. Mais, les 1ers blessés datent, déjà, d’une quinzaine d’années en France et pas seulement du mouvement des gilets jaunes. Ainsi, cette macabre comptabilité s’élève à 56 personnes au total ayant perdu l’usage d’un œil à cause d’un tir de LBD par les forces de l’ordre, en France entre 2004 et juin 2019, dont déjà au moins 23 personnes entre 2004 et 2013. Ces tirs ont engendré en plus de graves traumatismes crâniens, des mâchoires fracassées, certains ont le visage défiguré à vie à cause de l’utilisation de LBD. Auparavant, les blessés étaient majoritairement les jeunes de banlieues poursuivis par le service de la BAC de la police et à présent, ce sont principalement des gilets jaunes. Car, « les lanceurs de balle de défense ont progressivement été introduits en maintien de l’ordre français depuis le début des années 2000, connaissant un essor majeur après les émeutes de 2005. C’est tout d’abord le Flashball Superpro qui fut utilisé. Le LBD 40 a quant à lui été introduit en France en 2009 et s’est depuis considérablement développé. »2 

LES TEXTES DE LOIS RELATIFS AU MAINTIEN DE L’ORDRE
SONT SUFFISAMMENT VAGUES POUR LAISSER LIBRE COURS
A L’INTERPRETATION DES FORCES DE L’ORDRE

Quels sont les textes de lois sur le maintien de l’ordre ? Les LBD doivent-elles être utilisées par les forces de l’ordre, en situation de légitime défense seulement, afin de maintenir leur territoire, pour protéger les personnes, pour protéger les biens matériels, pour repousser les manifestants, ou pour les attaquer préventivement ?

La violence des forces de l’ordre nuit au droit de manifester, donc, à la démocratie. Or, comme le démontrent les sociologues Fillieule et Jobard, les pratiques du maintien de l’ordre sont nettement plus violentes en France qu’au Royaume Uni, en Allemagne et en Belgique3. De plus, dans ces trois pays, « les lanceurs de balles de défense ne sont pas utilisés dans le cadre des opérations de maintien de l’ordre ». En Belgique, en août 2016, les institutions policières ont conclu que l’usage des armes, telles que les lanceurs de balle de défense s’avère « difficile à concilier avec les principes de gestion générale et socialement inacceptable dans le contexte actuel. »4
Pour ces mêmes raisons, en France, déjà en 20155, puis à nouveau, en 2017, le défenseur des droits recommande « d’interdire l’usage des lanceurs de balle de défense dans le cadre d’opérations de maintien de l’ordre, quelle que soit l’unité susceptible d’intervenir»6. Suite à ces recommandations notamment, le Préfet de police de Paris avait pris la décision en 2017, d’interdire l’usage du LBD 40×46 dans les opérations de maintien de l’ordre. Cependant, fin 2018, il a été décidé par certains dirigeants de l’Etat français de relancer l’usage des LBD à l’encontre des personnes dans le cadre des manifestations des gilets jaunes.
Or, en démocratie, il y a trois principes qui se complètent, mais qui peuvent aussi s’affronter, la liberté d’expression, de manifestation, le maintien de l’ordre démocratique républicain (par le monopole de la violence légitime par les forces de l’ordre) et le droit au respect de l’intégrité physique des êtres humains. Cependant, les LBD et en particulier la forme de leur usage actuel nuisent à ses trois principes démocratiques et renforcent le maintien de l’ordre autoritaire. Cet usage se révèle donc anti-démocratique, car il s’attaque à l’intégrité physique des êtres humains, de plus, l’usage systématique du LBD suscite la peur des potentiels manifestants et limite donc leur droit de manifester et leur liberté d’expression.
Le 24 janvier 2019, à l’audience du Tribunal administratif qui se tenait contre l’usage des balles de défense, Pascale Léglise, l’avocate du ministère de l’Intérieur a affirmé, que « seuls 1000 tirs de LBD ont été réalisés depuis le début du mouvement des gilets jaunes et que rien ne prouve que les policiers n’étaient pas en état de légitime défense ». Elle semble faire preuve de beaucoup de mauvaise foi, mais surtout, cela montre bien, que la légitime défense devrait être le principal, voire, le seul motif de l’usage des LBD. D’ailleurs, la Commission nationale de déontologie de la sécurité apporte une précision importante : « compte tenu d’une part de l’imprécision des trajectoires de tirs de flashball qui rendent inutiles les conseils d’utilisation théoriques et d’autre part, de la gravité comme de l’irréversibilité des dommages collatéraux manifestement inévitables qu’ils occasionnent, la CNDS recommande de ne pas utiliser cette arme lors de manifestations sur la voie publique, hors les cas très exceptionnels qu’il conviendrait de définir très strictement7 ». Le défenseur des droits a d’ailleurs fait la même recommandation en 20178. Pour les mêmes raisons, fin mars 2019, six organisations, dont la Ligue des droits de l’homme, l’UNEF et le Syndicat de la magistrature ont tenté de faire interdire les LBD. Pour cela, elles ont demandé au Conseil d’Etat de saisir le Conseil constitutionnel pour faire « cesser ces atteintes graves et répétées aux droits fondamentaux ». Cependant, leur demande a été rejetée.

QUELS SONT LES TEXTES DE LOIS RELATIFS A L’USAGE DES ARMES ?
LES LBD SONT ILS DES ARMES LETALES OU NON LETALES ?

La loi n’encadre pas suffisamment l’usage des LBD, ce qui permet des interprétations opposées à l’esprit de la loi. Dans le cadre de cette loi, l’usage du LBD peut donc conduire, soit, à son seul usage dans le cadre de la légitime défense du policier ou du gendarme, afin d’éviter d’avoir à utiliser une arme à feu pour se protéger, soit, à un usage comme des armes d’attaques visant à mieux « gérer » les manifestants. Pour tenter de savoir quelle est la bonne interprétation des lois relatives au maintien de l’ordre, examinons-les. Selon l’article R. 434-18 du code de déontologie de la police nationale, « le policier ou le gendarme emploie la force dans le cadre fixé par la loi, seulement, lorsque c’est nécessaire, et de façon proportionnée au but à atteindre ou à la gravité de la menace, selon le cas. Il ne fait usage des armes qu’en cas d’absolue nécessité et dans le cadre des dispositions législatives applicables à son propre statut »9. Dans le cadre des manifestations, le code de la sécurité intérieure est celui d’un usage ’’en cas d’absolue nécessité et de manière strictement proportionnée’’. Le tireur est notamment censé « s’assurer que les tiers éventuellement présents se trouvent hors d’atteinte afin de limiter les risques de dommages collatéraux ». Concernant, les LBD, le tireur doit donc viser le torse ou les membres supérieurs. Jamais la tête, ni les parties génitales. Or, ces armes visent très mal et en plus, les manifestants bougent rapidement, donc aucun tir ne peut s’effectuer avec l’assurance de respecter cette règle.

Les LBD sont-ils considérés comme des armes létales ou sublétales ?

Alors que l’usage de ces dernières dans le cadre du maintien de l’ordre reste statistiquement très rare, une arme létale signifie qu’elle peut tuer un être vivant. Cependant, le LBD est classé parfois comme une arme à caractère ’’ non létal ’’ (telle une matraque) ou ’’moins létal’’, ou « sublétales ». Cette dernière signifie, qu’elle peut entraîner des blessures sans entraîner la mort. La frontière se révèle donc relativement floue entre les armes non létales et moins létales, c’est à dire, entre une blessure légère et une blessure grave. Car un traumatisme crânien peut être léger ou grave, même avec une matraque et plus encore avec un LBD… Or, le sociologue, Cédric Moreau de Bellaing, relève que l’introduction « des armes sublétales a plus d’effets délétères que positifs » car elles induisent « l’absolue certitude qu’au pire, on amochera mais qu’on ne tuera pas », ce qui explique qu’« on les utilise plus souvent »10. Cependant, en 2010, une personne est décédée d’un arrêt cardiaque, suite à un tir de LBD dans la poitrine lors de son interpellation. Le LBD peut donc être létal parfois… D’ailleurs, dans les catalogues de vente du LBD à l’étranger et selon l’ONU, les LBD sont considérés comme une arme létale, c’est à dire, susceptible d’engendrer la mort.

Le LBD est une arme létale ou sublétales, il devrait donc être limité à la légitime défense. En effet, compte tenu du nombre de blessés graves, plus d’une cinquantaine d’énucléations notamment, les LBD ne peuvent pas être considérés comme une arme non létale (telle une matraque) et ne devraient donc pas être utilisés comme des instruments pour la gestion classique des manifestations.
Le LBD ne s’applique donc pas à l’article L435-1 qui stipule que « les agents de la police nationale (…) peuvent (…) faire usage de leurs armes en cas d’absolue nécessité et de manière strictement proportionnée : 1° Lorsque des atteintes à la vie ou à l’intégrité physique sont portées contre eux ou contre autrui (…). 2° Lorsque, après deux sommations faites à haute voix, ils ne peuvent défendre autrement les lieux qu’ils occupent ou les personnes qui leur sont confiées ». Le LBD ne peut donc pas s’appliquer non plus à l’article L211-9 qui précise que pour la gestion des manifestations, « les forces de l’ordre doivent procéder à des sommations (…) et en vue de dissiper un attroupement, peuvent faire directement usage de la force si des violences ou voies de fait sont exercées contre eux ou s’ils ne peuvent défendre autrement le terrain qu’ils occupent ». Les forces de l’ordre considèrent donc, que chaque fois qu’elles perdent du terrain, elles doivent tirer avec un LBD, (car ce serait une arme non létale) et parce que ce serait une absolue nécessité, afin d’obéir à leurs supérieurs, qui leurs commandent de défendre le terrain qu’elles occupent, pour résister à l’avance des manifestants. Or, c’est une arme sublétale…
Le directeur général de la police nationale et le directeur général de la gendarmerie nationale dans leurs instructions, considèrent sans doute que le LBD est une arme non létale, donc qu’il peut être utilisé lors d’un attroupement susceptible de troubler l’ordre public. Ils considèrent que le LBD peut s’appliquer à l’article 431‑3 du code pénal qui stipule pourtant seulement, qu’un « attroupement peut être dissipé par la force publique après deux sommations de se disperser restées sans effet adressées dans les conditions ». Le directeur général de la police interprète cette loi en considérant, que les forces de l’ordre peuvent faire usage du LPD 40  »en cas de violences ou voies de fait commises à l’encontre des forces de l’ordre ou si les forces de l’ordre ne peuvent défendre autrement le terrain qu’elles occupent »11. Dans ce cas, il n’est pas nécessaire de faire deux sommations. Considéré que les LBD sont une arme non létale, leur confère le droit légitime d’assurer la gestion des manifestations dans le cadre de la loi. Or, cela relève d’une interprétation abusive de la loi, compte tenu du nombre de blessés graves occasionnés pas les LBD. Cette interprétation de la loi par le directeur général de la police notamment, s’oppose donc à celle du Défenseur des droits (n°2017—277 du 1er décembre 2017), qui a constaté qu’un « brigadier de police a utilisé un LBD 40×46 en tant que moyen de dissuasion, de manière horizontale et à bout portant au cours d’une manifestation. Ce qui s’avère un manquement à l’article R 434-14 du code de la sécurité intérieure ». Nous pouvons donc constater que la loi et le pouvoir législatif du parlement n’encadrent pas avec suffisamment de précision l’usage des LBD 40 et laisse donc le jeu aux libres interprétations de son usage par le pouvoir exécutif.

De plus, les institutions ne contrôlent pas suffisamment le respect de la loi déjà existante, par les forces de l’ordre. Le défenseur des droits mentionne le devoir d’exemplarité et recommande la mise en place de poursuites disciplinaires à l’encontre des policiers ne respectant pas les règles officielles d’usage du LBD et plus généralement du maintien de l’ordre. Cependant, un nombre très limité de membres des forces de l’ordre fixent sur leur poitrine leur numéro de matricule, alors que la loi l’exige. Par conséquent, il est rare pour les victimes de pouvoir de porter plainte à l’encontre d’un membre des forces de l’ordre ne respectant pas la loi et donc de s’appuyer sur la justice, comme un pouvoir au service de la démocratie par l’état de droit.
De plus, l’IGPN (pour la police) et l’IGGN (pour la gendarmerie) sont chargées d’enquêter, lorsqu’un ou plusieurs membres des forces de l’ordre sont soupçonnés de ne pas avoir respecté la loi ou les procédures, par exemple, celles liées à l’usage des LBD. Ces deux institutions sont d’autant plus juges et parties, qu’elles s’avèrent sous l’autorité du ministère de l’Intérieur pour l’IGPN et pour l’IGGN. Cette dernière étant en plus sous l’autorité de la gendarmerie, donc, du ministère des armées. Elles sont donc au service du pouvoir exécutif et non sous l’autorité de la Justice, ce qui diminue la séparation des pouvoirs nécessaire au développement de la démocratie. De plus, l’IGPN et l’IGGN ne communiquent pas publiquement le résultat de leurs enquêtes, même lorsque des journalistes leur en font officiellement la demande. Cela renforce donc, d’autant plus l’impunité des forces de l’ordre et l’enterrement des plaintes ce qui affaiblit l’état de droit démocratique.

Pour préserver la démocratie, il s’agit donc de protéger complètement le droit de manifester et le droit à la préservation de l’intégrité physique des manifestants. Cela suppose au minimum, que l’Etat empêche les forces de l’ordre d’éborgner les manifestants et de les protéger contre de graves fractures du crâne. Il y a donc une urgence démocratique à ce que le parlement légifère, afin de de limiter leur usage à la légitime défense et de supprimer l’usage des armes sublétales, telles les LBD, pour la gestion des manifestations, car ils s’avèrent trop dangereux pour cela et donc inadaptés. En effet, il est bien suffisant pour le maintien de l’ordre des manifestations de se limiter à l’usage traditionnelle des armes dites non létales, telles les matraques et les grenades lacrymogènes. Elles ont prouvé leur efficacité et peuvent déjà à elles seules produire des blessures graves, qui les classent alors elles aussi en armes sublétales… L’usage des LBD devrait donc être limité à la légitime défense par les forces de l’ordre, afin d’éviter d’utiliser leurs armes à feu et non à la gestion classique des manifestations.

Par Thierry Brugvin
Sociologue

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