LES ECHOS DE LA CENSURE (n° 20) d’AFRIQUE EDUCATION EN MAURITANIE

Date

Très remonté que le bimensuel Afrique Education l’ait taxé de « petit raciste » et d’ « esclavagiste » dont le goût très prononcé pour l’alcool n’est un secret pour aucun Mauritanien (n° 144 du 16 au 30 novembre 2003), le colonel Maaouiya Ould Sid’Ahmed Taya a pris la lourde décision d’interdire la vente du magazine sur l’ensemble du territoire mauritanien. Depuis un an ! La rubrique « Les échos de la censure » datent de cette période. Dans la présente édition, nous avons décidé de donner la parole au président de SOS-Esclaves, une organisation à but humanitaire qui lutte contre l’esclavage et non reconnue par l’administration mauritanienne. Elle est donc clandestine parce que Taya l’a décidé ainsi. L’arbitraire au pouvoir.

SOS-ESCLAVES ET LA LUTTE CONTRE L’ESCLAVAGE ET LE RACISME EN MAURITANIE

Président de l’ONG (non reconnue par l’administration) SOS-Esclaves, le Mauritanien Boubacar Messaoud, en deux pages, nous dit l’essentiel sur l’esclavage en Mauritanie. Cette interview permettra aux lecteurs du bimensuel d’avoir une connaissance beaucoup plus scientifique de ce phénomène dans le pays de Taya.

1) Comment se fait-il que malgré le bruit qui est fait autour de la question de l’esclavage en Mauritanie le colonel Ould Taya reste insensible ? Pourquoi une telle indifférence ?

Il est indéniable qu’en Mauritanie, depuis bientôt une trentaine d’années, la question de l’esclavage occupe le devant de la scène. Elle est posée notamment par le mouvement politique EL HOR, Organisation de Libération et d’Emancipation des Hratine, créé par l’élite d’ascendance servile, qui milite, sans désemparer, pour l’éradication effective du phénomène, à travers des actions à la fois clandestines et ouvertes, des manifestations de masse dans les centres vitaux du pays, comme Nouakchott, Nouadhibou, Atar, Rosso, notamment, entre 1977 et 1979. A Rosso, au cours d’un retentissant procès, intenté par le régime militaire, aux dirigeants de El Hor en 1980, l’esclavage y a été dénoncé, pour la première fois en public.

Depuis cette date, la question est inscrite à l’agenda politique de la junte qui a pris le pouvoir.

L’approche de la question a suscité débats et divergences, entre les tenants de son abolition et ceux qui entendaient prendre des mesures timorées sans poser frontalement la question. C’est dans ce contexte que le Comité Militaire de Salut National (C.M.S.N.) déclare, le 5 juillet 1980, l’abolition de l’esclavage ; seize mois plus tard intervient, le 9 novembre 1981, l’ordonnance d’abolition de l’esclavage en Mauritanie. Ce texte, du reste très conservateur et contesté à sa promulgation, n’a pas été suivi de mesures concrètes d’application ; la décision est restée, pour ainsi dire, lettre morte ; néanmoins, elle a le mérite d’avoir abordé la problématique, de manière directe et explicite.

Dès lors, les militants politiques, épris de justice et de respect des droits de l’homme, comme, du reste, les responsables d’associations ne pouvant plus l’ignorer. D’aucuns tentent de trouver des solutions édulcorées et s’obstinent à minimiser, voire occulter totalement, l’ampleur démographique du phénomène, son actualité et sa gravité par comparaison aux autres sources de conflit dans l’espace mauritanien.

L’attitude du Président Maaouya Ould Sid’Ahmed Taya s’inscrit, depuis 20 ans, dans cette logique de négation timorée et de demi-mesures. Il a nommé quelques éléments de l’élite civile et militaire haratine, à des postes en vue, d’où il tire l’argument que la question de l’esclavage est désormais réglée, qu’elle relève davantage de mesures ponctuelles, aux niveaux des mentalités et du partage économique, qu’ensuite le temps et la scolarisation en viendraient à bout. Des projets, de lutte contre la pauvreté – jamais spécifiques aux victimes mais à plutôt caractère universel – tentent, avec le financement de bailleurs de fond multilatéraux ( Banque Mondiale, Europe ) de noyer la question de l’esclavage dans le concept global du développement. En un mot, le caractère politique et conflictuel de cette contradiction est évacué, par la volonté du Gouvernant, au profit de lectures plus positives, plus volontaristes et consensuelles. Or, le sommet de l’Etat, tout comme les lieux directeurs de la hiérarchie sociale, c’est-à-dire, les centres d’accumulation inégalitaire de biens et de privilèges, sont entre les mains des descendants de maîtres. De ce monopole découle la résistance à l’émancipation des anciens esclaves.

Le Président mauritanien ne souffre plus qu’on en parle ; toutefois, sous l’action d’organisations de la société civile, à l’instar de SOS-Esclaves et de l’ensemble du mouvement démocratique, la position défensive du régime se trouve totalement battue en brèche et discréditée, à la fois aux plan national et international ; ainsi, dans le premier semestre de 2003, les autorités, contraintes et forcées, sont revenues sur la question, par une tentative pathétique de la dissoudre dans une loi dite de « traite des personnes » d’inspiration anglo-saxonne. Là encore, l’ambition péchera par hypocrisie : en plus de sa référence à la pénalisation de la vente des organes humains, elle se révèlera inadéquate au contexte local, l’esclavage n’y tenant pas d’économie marchande ; ce ne sera qu’un simple projet de diversion, destiné à la consommation extérieure ; en aucun cas, il ne heurte les assisses de la domination ethno-sociale en Mauritanie. La loi produit, plutôt, l’effet d’un paravent diplomatique à la reproduction des intérêts économiques et symboliques des anciens maîtres. En quelque sorte, elle sert d’idéologie de justification, de baume à la bonne conscience des clientèles esclavagistes et post-esclavagistes qui demeurent intraitables sur la question et représentent le fondement le plus solide du régime. Ce bloc est la base – y compris électorale – la plus stable de tous les pouvoirs conservateurs qui se sont succédé, ici, de la période coloniale à nos jours. En Mauritanie, cette fraction de la société a l’avantage cumulatif d’être une force ethniquement homogène et en situation d’hégémonie, à la fois intellectuelle, financière, militaire et religieuse. Le reste de la population – bien qu’ultra majoritaire – joue le rôle de la main d’œuvre et jouit d’une citoyenneté au rabais.

2) Quelle est la situation réelle de l’esclavage en Mauritanie ? Pouvez-vous nous faire une sorte d’état des lieux ?

Il est bien connu que l’esclavage demeure de pratique domestique en Afrique Soudano saharienne. Le fait est attesté, au moins, depuis la période coloniale. les autorités d’alors, quoique parfaitement averties de son existence, de ses incidences économiques, sociales, culturelles et idéologiques, ont choisi de composer avec ; l’esclavage restera donc pratiqué, à des degrés divers, au sein de l’ensemble des communautés nationales, aussi bien arabes que négro-africaines. Sous l’angle strict de la comparaison anthropologique, les structures sociales, des différentes ethnies, revêtent des similitudes remarquablement frappantes ; ayant subi l’impact des bouleversements écologiques et environnementaux survenus dans les campagnes rurales sous les contrecoups de la sécheresse, les modes de domination par caste y ont réagi, quasiment à l’identique. Les maîtres, en déficit de moyens de subsistance, ont dû renoncer à la pratique massive de la servitude d’autres humains ; de production, l’esclavage ne sera plus que domestique. Hélas, il n’en disparaîtra pas pour autant, surtout parmi la composante Arabe où la différenciation d’épiderme et l’importance du statut par la naissance lui confèrent une visibilité forte.

Aujourd’hui, il est impossible d’avancer des données chiffrées, des évaluations crédibles. Les autorités actuelles refusent toute enquête indépendante sur la question, malgré les demandes réitérées de notre organisation – entre autres – mais aussi d’autres comme le Bureau International du Travail ( BIT ), le Comité des Nations Unies Contre les discriminations ( en Anglais CRED ) et même de partenaires publics au développement. A ce sujet, le pouvoir du moment se crispe sur une attitude défensive et empêche, catégoriquement, tout débat. Toute tentative de proposer le problème au débat de société, déclenche une campagne virulente de dénégation, voire, de terrorisme idéologique. Ainsi, vous vous en souvenez sans doute, en 2002, le parti Action pour le Changement est dissout, par décision du Conseil des Ministres, parce que son Président, un député à peine élu, avait pris l’initiative d’évoquer le racisme et l’esclavage devant l’Assemblée Nationale. Dans ces conditions, un état des lieux objectif est impossible mais le phénomène demeure présent, palpable et indéniable, par qui veut observer, sans précipitation, la Mauritanie de nos jours.

3) Que doit-on faire pour abolir ou éradiquer complètement réellement et effectivement l’esclavage en Mauritanie ?

Pour éradiquer l’esclavage en Mauritanie, il faut, avant tout, une ferme volonté politique d’affronter le phénomène, en l’étudiant en profondeur, dans toutes ses dimensions politique, économique, juridique, culturelle et psychologique, ensuite de mener une action de dissuasion et de pénalisation à l’endroit des maîtres esclavagistes, d’éveil et de mobilisation des victimes elles-mêmes d’autre part ; cela permettrait d’ouvrir les perspectives d’une autre vie possible et de nouveaux rapports humains dans l’égalité.

Cette action suppose l’existence d’un Etat de droit avec un système judiciaire rénové, constat dont la Mauritanie est encore loin ; dans le domaine, elle enregistre même des régressions inquiétantes :

– un arsenal juridique qui caractérise, sans ambiguïté, le crime et sanctionne sa pratique ;
– des mesures économiques de réhabilitation des victimes, dans le cadre d’un programme spécifique et exclusif, qui créerait les conditions de leur indépendance économique, par l’élaboration et l’application d’une législation foncière, l’accès aux moyens de mise en valeur des terre arables, le développement d’un élevage propre, la formation aux métiers et l’acquisition des moyens conséquents.

– une éducation culturelle, civique et religieuse conséquente, notamment dans les zones rurales et les bidonvilles.

4) C’est quoi SOS-Esclaves et à quoi sert cette institution dans la lutte contre l’esclavage ? Quelles sont ses ambitions ?

SOS-Esclaves est une organisation non gouvernementale, indépendante de toute obédience partisane, vouée entièrement à l’éradication de l’esclavage sur le sol mauritanien et à la défense des droits humains, notamment l’intégrité du corps ( torture ) et l’égalité des origines ( racisme ). Elle a été créée, en 1995, quelques années après l’initiation du « processus de démocratisation » dans notre pays. Mais depuis bientôt dix ans, les autorités administratives lui refusent la reconnaissance légale, malgré nos efforts, continus dans ce sens et en dépit des dispositions de la constitution du 20 juillet 1991, garantissant la liberté d’organisation. On peut affirmer que l’association est, aujourd’hui, à peine tolérée ; elle demeure dans l’illégalité, avec tout ce que le statut comporte de menaces permanentes, de pressions, d’insécurité pour les dirigeants, les activistes, de limitation de ses mouvements, moyens et initiatives.

Cela n’empêche, nullement, notre organisation d’exister, d’agir et de se développer. Elle vient de tenir sa dernière Assemblée Générale, au cours au mois d’octobre 2004, à l’occasion de laquelle il a été procédé au renouvellement de sa direction ; SOS Esclaves a ainsi élargi son spectre géographique sur l’ensemble du territoire et poursuivi l’effort de diversification de son recrutement, en direction de membres issus de toutes les communautés nationales ; par ailleurs, elle a renforcé la participation des femmes au travail militant.

SOS –Esclaves continue son action de sensibilisation de l’opinion, de dénonciation, de documentation et d’assistance aux victimes, tant sur les plans moral, juridique que matériel, cela dans la mesure de ses maigres ressources.

L’ambition de notre organisation c’est de conquérir son statut légal, dans l’immédiat, afin de devenir l’interlocuteur et le partenaire, à part entière, des autorités administratives de notre pays et des institutions internationales concernées par la persistance de l’esclavage. Elle tentera, par la même occasion, d’acquérir des ressources – c’est-à-dire les moyens adéquats – pour approfondir sa lutte et aller plus avant, vers les victimes, là où elles se trouvent. Nous voulons – et n’y parvenons pas toujours – être capables d’intervenir partout et avec diligence, partout où se présentent des cas d’esclavage. Nous souhaitons, aussi, contribuer à l’éradication de ce crime sur tout le continent africain.

5) Votre dernier mot ?

SOS-Esclaves est infiniment reconnaissante et remercie Afrique Education de lui offrir cet espace, pour informer les lecteurs de la permanence de l’esclavage en Mauritanie, et de notre combat farouche pour y mettre un terme définitif, dans la lutte globale de défense et de promotion de la dignité humaine.

Propos recueillis par
Ahmed Cissé

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