LIVRES : L’AFRIQUE EN TRAVELOGUE

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« L’ombre du soleil », « Les tombes ne sont pas encore pleines », « Sur les pas de Mr Kurtz »* sont trois ouvrages récemment publiés en Angleterre et aux Etats-Unis sous forme de travelogue (récit de voyage qui mêle enquête journalistique et fiction), ces livres nous intéressent d’autant plus qu’ils s’interrogent sur la modernité postcoloniale africaine.

« L’ombre du soleil » a été écrit par Ryszard Kapuscinski, journaliste polonais qui connaît bien l’Afrique pour y avoir séjourné 40 ans. Le titre métaphorique de son ouvrage, significatif de l’optimisme que l’auteur nourrit envers l’Afrique, apparaît comme un contre-discours à l’afro-pessimisme alarmiste de ces dernières années. En effet, Ryszard Kapuscinski va au-delà de l’Afrique des génocides et de la famine; celle que décrit Bernard-Henri Lévy dans « Les guerres oubliées » (Le Monde 30 mai au 2 juin), et nous invite à porter un autre regard sur le continent noir. Terre de la convivialité, de l’altérité ouverte, du rire et de la joie. Lieu-refuge (comme on parle de monnaie-refuge dans l’économie moderne) où les déçus, voire les déchus, de la civilisation occidentale vont se reconstruire, l’Afrique apparaît dans toute sa générosité, avec ses paysages fascinant, à la verdoyance exubérante, ses routes épiques et ses peuples bouillonnant de vie.

Dès l’avant-propos, l’auteur prévient : « C’est par pure simplification et pour des raisons de convenance qu’on regarde souvent l’Afrique comme un bloc ». Alors qu’en réalité, il existe des « Afriques ». De la même façon qu’il y a des « Europes » ou des « Amériques ». Cette attitude, consistant à regrouper les pays africains en un ensemble uniforme, s’enracine dans une idéologie néocolonialiste qui alimente des vieux clichés sur tout un continent pour mieux l’asservir.

Ryszard Kapuscinski entreprend de nous faire découvrir l’Afrique dans sa diversité. Par la route, le train, l’avion et la pirogue, il nous fait visiter la ville, la brousse, le village en prenant soin d’éviter les personnages et les thèmes rebattus. L’Afrique qui se profile sous nos yeux est celle des sentiers villageois et des débrouillards. Celle des joies et des malheurs. Des bonnes et mauvaises fortunes. Cette représentation d’une « autre Afrique » est bien servie par une narration qui n’est pas avare de détails. Kapuscinski offre de longues descriptions qui scrutent la surface pour révéler la trame complexe de la vie africaine. Cela est perceptible dans des passages où l’auteur retranscrit certains de ses souvenirs à Zanzibar en 1964. Kapuscinski raconte l’histoire d’un vendeur qui avait l’habitude d’user d’une cloche comme moyen de communication avec sa clientèle. Il décrypte la cloche à la lumière de l’épistémologie postcoloniale : son usage se veut à la fois transposition d’un instrument ancien (le tam-tam), et interpolation (appropriation d’un objet étranger en lui affectant un nouvel usage). La cloche devient l’équivalent du téléphone ou du fax.

Ce qui a le plus frappé Kapuscinski en Afrique, c’est l’esprit d’endurance et de persévérance que manifestent les populations en face de l’adversité : « les gens ordinaires considèrent les cataclysmes politiques comme des phénomènes naturels ». Quand une catastrophe survient, « l’on se contente de s’abriter sous un toit, épiant le ciel de temps à autre, en attendant le retour des beaux jours. Et quand ils arrivent, on sort de son refuge pour reprendre tout simplement une activité qui été interrompue ». Cette attitude devant le malheur, qu’Axelle Kabou fustigeait dans son ouvrage « Et si l’Afrique refusait le développement ? », et qu’elle assimilait à l’attentisme ou au « vendredisme », le journaliste polonais, sans doute aidé par la candeur d’un regard neutre, y voit un comportement héroïque. Les américains parleraient de « resilience ». En somme, les africains ont développé une philosophie de l’existence où le temps, le travail, « être-dans-le-monde » n’ont rien à voir avec les canons de vie occidentaux. Ryszard Kapuscinski a donc saisi l’Afrique en sa différence. De ce point de vue, « L’ombre du soleil », dans sa problématique, se situe aux antipodes du livre de Bill Berkeley, « Les tombes ne sont pas encore pleines », où le chroniqueur américain essaie de saisir les ressorts historiques, sociologiques et philosophiques de la violence tribale au Libéria, au Rwanda, au Soudan, en Sierra Leone, etc. Le titre reprend verbatim les propos d’une radio rwandaise qui exhortait les hutu d’exterminer leurs concitoyens tutsi. Bill Berkeley a interrogé les meurtriers pour pénétrer leur psychologie. Leur motivation profonde. Il s’agit de comprendre le génocide du point de vue du génocidaire. Car un tel drame ne saurait s’expliquer par de simples rivalités ethniques, ou le retour de l’instinct démoniaque chez l’africain. Le « livre cherche à réfuter de tels non-sens », écrit-il dans les pages introductives. Bien entendu, Berkeley ne sous-estime pas la puissance destructrice du tribalisme en Afrique. Mais son mérite est de montrer comment la politique coloniale a exacerbé les différences ethniques, qui devinrent « le trait caractéristique de la vie politique pendant les années d’esclavage… période qui a affaibli irrémédiablement l’Afrique car les Etats existants, incapables de protéger leurs citoyens, se sont mis à collaborer avec les marchands d’esclaves ». Dans cette perspective, l’auteur ne se contente pas de mettre l’Occident en cause dans sa lecture des drames qui déchirent l’Afrique. Il décrit aussi le mécanisme par lequel les dirigeants africains, à l’instar des rois esclavagistes d’hier, ont contibué au déclin de tout un continent.

Cette problématique est reprise dans le livre de Michela Wrong, « Sur les pa de Mr Kurtz ». Journaliste au quotidien anglais Times, Wrong n’a pas tort de souligner la façon dont le néocolonialisme et la tyrannie ont coexisté dans une symbiose dépravée. L’on comprend alors l’allusion à Kurtz, personnage vile du récit de Joseph Conrad, « Au coeur des ténèbres », d’où Francis Ford Coppolaa tiré le film « Apocalypse Now ». Envoyé en Afrique dans le cadre de la mission civilisatrice, Kurtz se retrouva dans le rôle de grand sorcier barbare qui s’amusera à accrocher les crânes de ses victimes aux poutres de sa cabane en guise de trophées.

Disons-le sans détours. Ce dernier livre est tout bonnement décevant. Il se veut un témoignage de la vin de règne de Mobutu, quand l’auteur nous sert des anedoctes défraichies sur la vie excentrique du tyran zaïrois. Si la toque en peau de léopard de Mobutu, sa garde-robe ou ses meubles de mauvais goût constituent des histoires amusantes pour le public anglais; aux yeux des congolais, ces objets représentent des symboles à jeter dans les poubelles de l’histoire.

En un mot, l’ouvrage de Michela Wrong est sans intérêt. Il abonde de petits détails sur les déboires d’une journaliste blanche en Afrique. Une journaliste tellement imbue de son occidentalité que « l’autre » est totalement absent de son livre. Michela Wrong a donc bien choisi son titre. En se mettant sur les pas de Mr Kurtz, elle devint le « double monstrueux » de ces blancs qui n’éprouvent que du mépris envers un continent dont la misère constitue cependant leur fonds de commerce.

*Marc Mvé Bekale est maître de conférences
à l'Université de Reims (France).

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