AFRIQUE DU SUD : Les fondements de l’insurrection juvénile de Soweto en 1976

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L’insurrection de la jeunesse du 16 juin 1976, Soweto et l’Afrique du Sud toute entière la doivent d’abord à un jeune héros résolument anti-apartheid, Steve Biko, ensuite, à deux formations, la South African Students Organisation (SASO) et la Black People Convention (BPC), et enfin, à une philosophie, la « Black Consciousness » ou l’idéologie de la conscience noire.

Steve Biko (notre photo) et ses compagnons apparurent comme fortuitement à une époque où le bannissement de toutes les organisations anti-apartheid en 1960 et l’emprisonnement de leurs dirigeants en 1964 créèrent dans les communautés opprimées un vide de leadership nécessitant d’être comblé. Biko, le doctrinaire de la conscience noire joua providentiellement ce rôle qui lui valut l’infortune d’être sacrifié sur l’autel de l’apartheid par le gouvernement de Pretoria qui redoutait une éventuelle récupération de ce mouvement par ce jeune militant engagé.La célébration du quarante-sixième anniversaire de l’insurrection offre une opportunité d’analyser la contribution des facteurs exogènes dans la composition doctrinale de la Black consciousness et à l’inspiration idéologique de ces jeunes insurgés. Ils étaient certes trop jeunes pour s’informer directement de certains événements lointains dans le temps comme dans l’espace, mais, leurs mentors avaient concocté pour eux les rudiments indispensables à la confection de cette idéologie dont les préceptes les ont guidés tout au long de leur insurrection.

Allusion est faite essentiellement au mouvement de droits civiques africains-américains (1), aux indépendances africaines et aux dirigeants panafricains ou nationalistes (2), au mouvement de Mai 68 en France (3) ainsi qu’aux guerres d’indépendance menées par les peuples africains (4). De chacun de ces facteurs internationaux, la jeunesse sud-africaine opprimée a soutiré un substrat qui a contribué proportionnellement à la réhabilitation de son statut dégradé par l’infantilisation de l’apartheid. Elle redevint ainsi l’égale de son oppresseur blanc, c’est-à-dire, un sujet libre affranchi de l’asservissement avilissant d’un système le réduisant au statut de citoyen de second rang.

1. Les mouvements de droit civiques afro-américains

Le mouvement afro-américain des droits civiques enclenché en 1954 par Rosa Parks, la Noire qui refusa de céder sa place dans un bus à un Blanc, accoucha d’une victoire significative au bout d’une décennie : la reconnaissance du droit de vote au peuple Noir par le pouvoir fédéral à travers le vote par le Sénat américain du Voting Rights Act du 06 août 1965. Cette victoire marqua une étape importante dans la lutte pour l’émancipation du peuple africain-américain, celle de l’acquisition de la citoyenneté intégrale de son pays, celle de l’établissement de l’égalité politique des citoyens américains. Cette victoire devait être interprétée par la jeunesse sud-africaine comme la possibilité pour un Noir de voter, donc d’acquérir et d’assumer sa pleine citoyenneté par la participation aux mécanismes de sélection des gouvernants de son pays.

Cependant, le droit de vote se devait d’être assorti d’une reconnaissance par la société américaine d’un statut intégral d’égalité à l’Africain-Américain qui serait son levier d’intégration dans cette nation dont il a toujours été exclu. Aussi, le mouvement des droits civiques ne s’est pas arrêté avec l’acquisition du droit de vote mais s’est poursuivi jusqu’à l’intégration continue de l’Africain-Américain dans tous les espaces sociaux et l’acquisition continuellement croissante de considération pour conforter sa dignité. C’était l’objet du combat poursuivi dans les années 1960 aussi bien individuellement par des leaders d’opinion comme Malcom X et Martin Luther King Junior que collectivement par les Panthères Noirs. Tandis que la radicalité doctrinale, les méthodes et le gestuel du poing levé des Panthères noires ont substantiellement influencé le mouvement de la conscience noire en Afrique du Sud, la mort violente par assassinat des deux individus, Malcom X en 1963 et Martin Luther King Junior, en 1968, ont accentué le sentiment d’injustice et de révolte de la jeunesse sud-africaine. La situation des Africains-Américains aux Etats-Unis était quasiment identique à celle des Noirs en Afrique du Sud à la seule différence que la composition raciale de l’une des deux sociétés était l’inverse proportionnel de l’autre. Il était donc pragmatique pour les Noirs sud-africains de s’inspirer des solutions américaines en les adaptant à leur réalité sociologique.

2. Les dirigeants indépendantistes africains

Les années 1950, 1960 et même 1970, ont marqué la période des indépendances africaines. Cette période et son corollaire, l’apparition de leaders africains nationalistes et panafricains, ont eu un impact déterminant dans la formation de la conscience noire des jeunes Sud-Africains. Ces leaders étaient à la tête de leurs pays respectifs comme présidents à l’instar de Kwame N’Krumah au Ghana, de Sékou Touré en Guinée-Conakry et de Nasser en Egypte ou encore, comme premier ministre tel que Patrice Lumumba. Ils ont fait la fierté des Africains pour qui ils incarnaient la souveraineté entendue comme liberté des peuples affranchis de leur tutelle coloniale avec pour corollaire la capacité de s’autogouverner comme Etat et de participer en acteur indépendant au concert des nations. Il était donc évident qu’ils servirent de modèle d’épanouissement à un peuple en quête de liberté comme les non-Blancs sud-africains.

En dépit du fait que ces pays avaient acquis pacifiquement leur indépendance, chacun de ces dirigeants avait son charme politique qui fascinait la jeunesse sud-africaine. N’Krumah, caressant le rêve d’une Afrique unie transcendant les frontières héritées de la colonisation avec pour finalité la création d’un Etat commun, fédéral et démocratique, les « Etats-Unis d’Afrique », revendiqua le leadership du panafricanisme. Il organisa, à cet effet, du 05 au 13 décembre 1958, à Accra, la capitale de son pays nouvellement indépendant, un congrès du panafricanisme, qui réunit des centaines de participants. Le succès de ce congrès accéléra le processus d’indépendance dans certaines colonies comme le territoire du Congo-Belge où une réunion convoquée par Lumumba, leader du Mouvement national congolais, à son retour d’Accra, en vue d’un compte-rendu à ses militants, a tourné en émeute suite à une intervention de la police tentant de la disperser sur ordre du gouvernement colonial. Ce congrès apporta un sang nouveau au panafricanisme, l’espoir de donner au mouvement un territoire, donc, la possibilité d’un ancrage sur le sol africain et de matérialiser le rêve panafricain de la libération d’un continent où tous les Noirs de la terre vivront libres de toute forme d’asservissement. Nkrumah inspira déjà en Afrique du Sud la création d’une formation politique, le Congrès panafricain (PAC), par Robert Sobukwe, dissident de l’ANC.

Sekou Touré quant à lui inspirait la fierté africaine grâce au rejet d’une proposition d’indépendance conditionnée dans le cadre d’une Communauté franco-africaine prévue dans la Constitution française de la Vè République prévoyant un exercice conjoint des prérogatives de souveraineté international. Seko Touré déclina cette offre de substitution d’un néo-colonialisme à la colonisation de la France par un « non » catégorique au moyen d’une formule devenue légendaire : «Nous préférons la pauvreté dans la liberté à la richesse dans l’esclavage.». Ce fut un bel exemple à imiter pour une jeunesse sud-africaine aspirant à la liberté et à la dignité.

Le nationalisme de Lumumba dont la notoriété est historique va sans dire. Son assassinat crapuleux par le syndicat des puissances occidentales dans un contexte de guerre froide interpella nécessairement la jeunesse sud-africaine qui ne pouvait rester indifférente aux injustices et à la cruauté du traitement fatal que ses ennemis lui ont infligé. Lumumba a réussi à arracher à la Belgique une indépendance immédiate et sans conditions dont le choix de la date par les Congolais détermina le calendrier du processus de transfert de souveraineté à son pays. Tout comme Sékou Touré frustra de Gaulle par son « Non » à une indépendance piégée, Lumumba humilia le roi Baudoin de Belgique en le recadrant à l’improviste sur son discours élogieux sur la colonisation au mépris des règles protocolaires établies. Il rappela au souverain belge le caractère raciste et inégalitaire de l’entreprise coloniale et redéfinit ainsi sa conception souverainiste de l’indépendance en ces termes : « Cette indépendance du Congo, si elle est proclamée aujourd’hui […] avec la Belgique, pays ami avec qui nous traitons d’égal à égal […], nul Congolais digne de ce nom ne pourra oublier cependant que c’est par la lutte qu’elle a été conquise ».

Enfin Nasser, le tiers-mondiste engagé, avait une ferme conviction de l’indépendance et de son corollaire, la souveraineté, qu’il exposa à la Conférence de Bandung en Indonésie sur le non-alignement et leur assimilation au nationalisme qu’il exprima à travers la décision intrépide et délibérée de nationalisation du Canal de Suez. Il affirma la défense des intérêts de son pays face au Royaume-Uni, son ancien colonisateur. Cet exemple de bravoure et de détermination face à l’oppresseur fut une source d’inspiration pour la jeunesse sud-africaine privée du droit de jouissance des ressources naturelles de son pays du fait de la cupidité du pouvoir de l’apartheid.

3. Le mouvement de Mai 68

Il peut paraître improbable, d’emblée, de rapprocher Juin 76 de Mai 68, les deux événements s’étant produits dans des sociétés typologiquement distinctes. Cependant, une considération de quelques caractéristiques communes aux deux phénomènes sociaux ouvre la possibilité d’établir une analogie entre eux jusqu’à soutenir, d’ailleurs, la thèse d’une inspiration partielle du soulèvement de Soweto par le mouvement parisien.

Les deux événements ont entre autres traits communs le fait qu’ils sont initiés par des jeunes, des élèves à Soweto et des étudiants à Paris, avec pour cause immédiate une contestation de mesures introduisant des réformes dans l’enseignement secondaire en Afrique du Sud et tertiaire en France. Les élèves de Soweto contestaient des conditions d’enseignement médiocres exacerbées par l’adoption d’une loi irrationnelle et inopportune applicable dès l’année scolaire 1976 substituant obligatoirement l’afrikaans, perçu comme l’idiome de l’oppresseur, à l’anglais dans tout le système d’enseignement bantou, celui réservé spécifiquement à la communauté noire par la politique d’éducation ségrégationniste de l’apartheid. Il sied de préciser que Soweto était une zone anglophone où l’afrikaans n’était pratiquée ni par les élèves, ni par les enseignants.Les étudiants parisiens, quant à eux, protestaient par anticipation contre une réforme globale du système universitaire touchant aussi bien les curricula que les structures organiques des universités. La comparaison s’étend aussi au glissement du conflit du milieu strictement étudiant à l’origine vers l’ensemble de la société, impliquant ainsi toutes les catégories socioprofessionnelles. En définitive, les deux événements devaient prendre des allures de révolution silencieuse car, après leur avènement, ces sociétés connurent un changement de régime politique et des réformes structurelles qui modifièrent sensiblement leur type. Le charismatique de Gaulle, qui prit le risque de plébisciter sa popularité consécutivement à Mai 68, fut désavoué par l’opinion et contraint à la démission pour honorer sa parole dès l’année suivante. Vorster, quant à lui, fut limogé par son parti pour sa résistance au changement et fut remplacé par Peter Botha appelé à introduire des réformes nécessaires pour apaiser la crise sociopolitique résultant de Soweto 76.

La moralité de cette inspiration pour la jeunesse de Soweto est qu’elle pouvait désormais faire entendre sa voix dans le gouvernement de la société et que dorénavant, les adultes devraient composer avec elle pour les grandes orientations sociales d’intérêt national. Tout comme la jeunesse de France réfuta les injonctions à travers le slogan « Il est interdit d’interdire », celle d’Afrique du Sud démontra son insoumission aux diktats irrationnels d’un pouvoir autoritaire et parada le principe de priorité de la liberté sur l’éducation (Freedom before educattion). De Mai 68, les militants de la conscience noire ont appris que les jeunes pouvaient renverser un régime.

4. Les guerres de libération

La dernière source d’inspiration exogène dans le processus de conscientisation de la jeunesse sud-africaine opprimée, est l’ensemble des guerres de libération menées essentiellement par les peuples de l’empire colonial portugais, d’Algérie, de Rhodésie et du Sud-Ouest Africain. Partout où la puissance coloniale rechignait à accorder délibérément l’indépendance aux peuples colonisés conformément au principe de l’autodétermination des territoires ou du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes proclamé par la Charte des Nations-Unies, ceux-ci se sont résolus de la conquérir par la force.

Le peuple algérien, imitant les Vietnamiens, a décidé de se rebeller et de livrer une guerre de libération à son colonisateur, la France, dès novembre 1953. Après neuf ans de conflit, un accord de paix a été signé entre la France et le Front de libération national (FLN) mettant fin à la guerre et octroyant l’indépendance à l’Algérie. Le cas de la Guerre d’Algérie mérite une attention particulière en raison de son double intérêt stratégique et intellectuel pour la jeunesse sud-africaine. En effet, c’est dans le maquis algérien que Nelson Mandela et Joe Slovo, deux icônes de la lutte anti-apartheid, sont allés faire leur formation au maniement des armes et explosifs lorsqu’ils ont jugé nécessaire d’introduire une dose de violence dans leur stratégie de résistance à un pouvoir qui ne comprenait que le langage de la force. Par ailleurs, c’est d’Algérie que le médecin-psychiâtre, Frantz Fanon, s’est rebellé contre son pays natal, la France. Révolté par les injustices du système colonial, il épousa la cause du peuple algérien opprimé. C’est de là qu’il a rédigé tous ses essais sur la psychologie de l’oppression dont « Les damnés de la terre » qui a été un livre de chevet pour les militants de la conscience noire bien qu’interdit en Afrique du Sud. Il a été une grande source d’inspiration pour la théorie de l’émancipation psychologique de l’opprimé comme préalable à l’engagement de toute forme de résistance contre l’oppresseur.

Quant au monde lusophone, c’est au début des années 1960 que les peuples d’Angola, du Mozambique et de Guinée-Bissau et du Cap-Vert ont engagé concomitamment une guerre de libération contre le Portugal, puissance coloniale, qui considérait leurs territoires comme ses provinces d’Outre-Mer. Des partis comme le Frelimo du Mozambique, le Parti africain indépendantiste de Guinée et du Cap-Vert, le MPLA, le FNLA et l’UNITA en Angola ont combattu militairement pour leur indépendance. Ces guerres, menées avec un appui logistique et financier conséquent des puissances communistes comme l’URSS et Cuba hostiles à la politique coloniale anachronique du Portugal, ont duré une quinzaine d’années pour ne se terminer qu’en 1975. Cette intervention étrangère modifia l’enjeu de ces guerres de libération qui se déroulaient aux frontières est et ouest de l’Afrique du Sud. Avec les fronts mozambicain à l’Est et namibien-angolais à l’Ouest, l’Afrique du Sud justifia l’engagement direct de ses troupes dans ce conflit aux côtés du Portugal par la sécurisation de ses frontières. Quoique les guerres s’arrêtèrent au lendemain du 24 avril 1974 par décision unilatérale du gouvernement socialiste issu de la révolution des Œillets consécutivement au renversement de la dictature de Salazar, la jeunesse sud-africaine l’interpréta comme une incapacité des troupes de l’apartheid à vaincre ces mouvements de libération nationale. Le pouvoir blanc de Pretoria fut tenu solidaire de l’échec militaire de son allié portugais. Pour elle, l’armée blanche fut battue par une armée de Noirs. Il faut toutefois souligner le rôle précurseur joué par les victoires militaires historiques des peuples Zulu, Xhosas et Pédi sur les Anglais et les Afrikaners aux XIXè siècle lors des conquêtes coloniales comme facteurs internes de déconstruction de ce mythe de l’invincibilité du pouvoir blanc.

Steve Biko insistait constamment sur un principe cardinal dans le processus d’affranchissement des opprimés : la jeunesse doit d’abord se libérer dans l’esprit, s’épanouir psychologiquement avant d’entreprendre la libération sociale. Cette démarche consistait pour la jeunesse opprimée à se débarrasser de tout complexe d’infériorité vis-à-vis de son oppresseur. Les opprimés devaient, conséquemment démanteler tout schéma de penser confortant l’image de leur prétendue incapacité à s’autogouverner et/ou à diriger une société multiraciale. Autrement dit, dans le paradigme racial de l’apartheid, l’homme Noir était assigné dans une position d’infériorité qui maintenait le Blanc dans un état de supériorité. Le pouvoir de l’apartheid se créa une image d’invincibilité. Tout le travail de la jeunesse Noire consistait essentiellement à déconstruire cette cosmogonie par un recours à des référents empruntés à différents événements ou faits sociaux advenus dans l’histoire pour se reconstruire une image positive d’homme compétent ou capable, digne, égal à tous ses semblables et donc libre.

Les quatre facteurs recensés constituèrent un référentiel complet idoine à l’émancipation de la jeunesse opprimée. Ainsi, le recours au mouvement des droits civiques servit à prouver que le Noir peut voter comme le Blanc car si l’Africain-Américain peut exprimer son suffrage dans la même urne que son concitoyen blanc ; pourquoi pas le Noir en Afrique du Sud ? Le recours aux dirigeants des indépendances démontra que l’homme Noir peut diriger un Etat moderne, pourquoi est-il privé de ce droit en Afrique du Sud ? Le recours à Mai 68 prouva que la jeunesse d’un pays est une force capable de bien des exploits lorsqu’elle est mise en action ; ainsi la capacité de provoquer la destitution du général de Gaulle en France qui gouvernait un Etat fort d’une société démocratique. La jeunesse sud-africaine détenait bien un pouvoir équivalent pour déboulonner le système de l’apartheid ; il lui suffisait de le mettre en œuvre. Enfin, les rébellions des colonies africaines, pour avoir résisté militairement aux troupes coloniales françaises et portugaises, brisèrent le mythe de l’invincibilité d’une armée coloniale blanche par les colonisés. Tels furent les facteurs exogènes ayant contribué au forgeage de la Black Consciousness qui dopa la jeunesse sowetane de cette puissance de renversement du régime de l’Apartheid un 02 février 1990 et d’instauration d’une démocratie durable un 27 avril 1994..

Sosthène Nkemi-Lungueri

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