On peut être intègre, courageux, profondément, humain, patriote, animé d’un amour sincère pour la liberté et la justice. Mais, tout cela, aussi admirable soit-il, ne suffit pas. Si cette vision, cette passion, cette énergie s’éteignent avec celui qui les porte, elles ne survivent pas dans la mémoire des peuples. Autrement dit, le succès sans successeur est un échec. L’histoire humaine, notamment, celle de l’Afrique contemporaine, en est une douloureuse illustration. Dans un monde où nul n’est immortel, comprendre que nous ne sommes que de passage devient une clé de sagesse. Et cette sagesse commence par un acte fondamental : former son remplaçant.
L’exemple Senghor: la vision au-delà de soi
Léopold Sédar Senghor, poète-président et premier chef d’Etat du Sénégal indépendant, incarne une singularité remarquable dans l’histoire politique africaine. Contrairement à bon nombre de ses homologues du continent, il a compris que gouverner, c’est aussi préparer l’avenir sans soi. Homme catholique dans un pays majoritairement musulman, Senghor n’a pas hésité à former et désigner un musulman, Abdou Diouf, comme son successeur. Il aurait pu céder à la tentation du népotisme ou du clientélisme tribal, mais, il a préféré l’intérêt supérieur de la nation. Ce geste, au-delà du transfert pacifique du pouvoir, est un symbole fort de républicanisme. C’est ce qui distingue Senghor de nombreux autres dirigeants africains, dont les mandats se sont éternisés au détriment de la stabilité de leurs pays (sur notre photo Léopold Sédar Senghor avec son « frère total », le Martiniquais Aimé Césaire).
Senghor n’a pas tenté d’imposer son fils, ni un neveu, ni un membre de son ethnie. Il a démontré par cet acte que l’Etat n’est pas une propriété familiale ou un butin de guerre. En préparant un successeur capable, loyal, mais indépendant, il a inscrit son action dans la continuité de l’histoire. Il a compris que la vraie grandeur ne réside pas dans la longévité au pouvoir, mais, dans la capacité à faire grandir d’autres que soi. C’est en cela qu’il mérite notre admiration.
Le contre-exemple : les héritiers de la stagnation
A l’opposé, plusieurs chefs d’Etat africains ont failli à cette mission essentielle. Houphouët-Boigny, Omar Bongo, Gnassingbé Eyadéma, Denis Sassou Nguesso, Teodoro Obiang Nguema… La liste est longue. Ces dirigeants ont souvent préféré préparer leur propre descendance ou des gens de leur ethnie à leur succession, perpétuant ainsi des dynasties de pouvoir où la compétence cède la place à la loyauté aveugle. Ce choix, motivé par la peur de perdre le contrôle ou par un attachement maladif au pouvoir, a généralement conduit à des crises politiques, des transitions chaotiques ou à des stagnations économiques prolongées.

Lorsque le pouvoir devient héréditaire ou tribal, il cesse d’être républicain. Il devient alors un instrument de domination au service d’intérêts particuliers, au lieu de servir le bien commun. Ces choix ont coûté cher à de nombreux pays africains, qui peinent à instaurer des institutions solides et à assurer une relève démocratique.
Devenir éternel en rendant les autres plus grands
Ce qui fait la véritable postérité d’un homme d’Etat, ce n’est pas la durée de son mandat ni le faste de ses réalisations, mais, sa capacité à créer des leaders capables de poursuivre l’œuvre commune. Un leader accompli ne se contente pas de briller ; il fait en sorte que d’autres brillent après lui. Il se rend immortel, non par la statue érigée à son nom, mais par les institutions solides qu’il laisse, les personnes compétentes qu’il a formées, la vision durable qu’il a transmise.
Ainsi, la question n’est pas simplement : « Quel héritage matériel ai-je laissé ? » mais plutôt : « Qui ai-je préparé pour continuer après moi ? » Un dirigeant qui ne forme pas de successeur trahit son peuple, car il lie la stabilité de la nation à sa propre personne. Cela est non seulement dangereux, mais irresponsable. L’histoire ne pardonne pas à ceux qui veulent être les seuls soleils.
Un appel aux leaders africains d’aujourd’hui
Il est temps que les leaders africains rompent avec cette culture du pouvoir personnel. Il est temps de comprendre que former un successeur n’est pas une menace, mais, une nécessité, qu’il ne s’agit pas d’un aveu de faiblesse, mais, d’un acte de grandeur, qu’il est plus noble de faire émerger un leader digne que de chercher à durer à tout prix. Le continent africain a besoin de leaders capables d’accepter qu’ils ne sont pas éternels, mais que leurs idées peuvent l’être, si elles sont transmises et incarnées par d’autres.

Cela commence par l’éducation, la délégation, l’écoute, et la transmission des savoirs. Cela suppose aussi un certain détachement de l’égo, pour reconnaître que l’avenir ne nous appartient pas, et que la meilleure manière d’y participer, c’est d’y envoyer des esprits formés et préparés par nous.
Conclusion : L’héritage des grands est vivant
En fin de compte, ce qui différencie un grand homme d’un simple chef, c’est sa vision du futur. Le premier pense au lendemain avec lucidité et altruisme. Le second s’agrippe à l’instant présent avec crainte et égoïsme. Senghor nous a montré que l’on peut gouverner avec dignité et quitter le pouvoir avec honneur, que l’on peut croire en l’unité d’un peuple sans l’enfermer dans le carcan de l’ethnie ou de la religion, que l’on peut entrer dans l’Histoire par la grande porte à condition de faire émerger d’autres grandeurs que la sienne.
Les leaders africains d’aujourd’hui doivent retenir cette leçon : nous ne sommes grands que lorsque nous permettons à d’autres de devenir plus grands que nous. Et c’est ainsi que l’on vit pour toujours, dans le cœur des peuples.
Jean-Claude DJEREKE
Est professeur de littérature à l’Université de Temple (Etats-Unis).