BERNARD DADIE : Adieu au combattant de la liberté !

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Bernard Dadié est passé sur l’autre rive depuis le 9 mars 2019, à 103 ans, faisant ainsi mentir la prière de Moïse selon laquelle, « la durée de notre vie s’élève à 70 ans, et pour les plus robustes à 80 ans » (Psaume 90, 10). La dernière fois où je le revis, c’était en 2009-2010. Ses forces commençaient à l’abandonner. Nous avions fait connaissance 8 années, plus tôt, à la faveur du baptême d’un de ses petits-enfants que j’avais célébré à la paroisse catholique Saint-Jean de Cocody. Il m’avait, ensuite, invité à venir partager le repas dans leur maison située à proximité de l’INSAAC (ex-Institut national des arts).

Avant de partir pour la France en février 2003 et même après, lorsque je retournais au pays pour mes recherches, c’était toujours un honneur et un bonheur pour moi de manger et d’échanger avec les Dadié. A leur table, toujours garnie, il y avait, souvent, l’amie de toujours, l’universitaire corse, Nicole Vincileoni, auteur d’une des meilleures biographies qui soient consacrées au patriarche des lettres ivoiriennes. Je ne sais si c’était l’effet du piment que son épouse Rosa (diminutif de Rosalie) veillait à poser, soigneusement, tout près de son assiette. Toujours est-il que le célèbre écrivain ne tarissait pas de blagues, ni d’anecdotes aussi savoureuses les unes que les autres sur la colonisation et l’Afrique des fausses indépendances. Rosa décédera le 27 janvier 2018. Quand j’appris la triste nouvelle, je me dis que Bernard ne tarderait pas à la suivre, tant les deux étaient liés. Plusieurs fois, j’entendis Bernard me dire : « Notre génération a fait ce qu’elle a pu. C’est à vous, les jeunes, d’aller plus loin dans le combat pour la liberté et la justice ». Après le repas, quand il en éprouvait le besoin, il relisait tel ou tel article dans les journaux abidjanais qu’il achetait et lisait tous, signe de son ouverture d’esprit, quoiqu’il ait, toujours, assumé sa sympathie pour les leaders de la Gauche ivoirienne. De même que certains commençaient leur journée par la récitation du bréviaire ou du chapelet, de même, Dadié débutait la sienne par la lecture des quotidiens du pays selon un rite immuable.

Je suis heureux que cet homme, qui portait, toujours, des chemises-pagne, ait été reconnu et honoré de son vivant. En effet, Dadié décrocha, deux fois, le Grand Prix littéraire d’Afrique noire (en 1965 pour « Patron de New York » et en 1968 pour « La ville où nul ne meurt »), vit quatre de ses pièces de théâtre (« Monsieur Thôgô-Gnini », « Béatrice du Congo », « Les Voix dans le vent » et « Iles de tempête » jouées au Théâtre des nations, au Festival panafricain d’Alger en 1969, au Festival d’Avignon en 1971, ou encore, au Festival de la jeunesse francophone de Montréal en 1974), fut au centre de plusieurs colloques internationaux (Institut de littérature et d’esthétique négro-africaines d’Abidjan, avril 1980, Université de Bouaké, 5-9 mai 2015, Académie des sciences, des arts et des cultures d’Afrique et des diasporas africaines, 22-23 septembre 2016 ), etc. Colloques qui les uns plus que les autres, mirent en évidence le fait qu’il tenait sa révolte contre l’injustice de son père, Gabriel Dadié, qui, tout citoyen français qu’il était par la nationalité, fut privé des avantages accordés au citoyen français dans l’administration coloniale en Côte d’Ivoire (cf. Nicole Vincileoni, « L’œuvre de Bernard B. Dadié », Paris-Issy les Moulineaux, Saint Paul, 1986, p. 18). Il collabora, en 1947, au premier numéro de la revue, Présence africaine, fondée par le Sénégalais, Alioune Diop. Il fut jeté en prison, en 1950, pendant un an et 4 mois, parce que le colon considérait qu’il semait le désordre, que ses prises de position et articles “avaient excité les paisibles paysans qui maintenant refusaient de vendre leurs produits”. Une prison où il n’avait pas “droit au lit, au couvert, au repas venu de l’hôtel mais à la natte, à la vieille gamelle rouillée et sale, au repas infect cuit dans un fût d’essence au coucher de dix-sept heures”.

Dadié utilisa l’écriture, la seule arme dont il disposait, pour dénoncer l’oppression du noir sous le joug colonial, parce qu’il estimait qu’on “ne peut l’empêcher de penser ce qu’il pense, de penser que l’homme a droit à un minimum d’égards, de bien-être, un minimum de liberté, de sécurité, sans lequel il ne pourra jamais s’épanouir” (« Climbié », Editions Seghers, 1956).

Dadié a été, parfois, perçu comme un guetteur. Ce titre n’était que mérité parce que cet auteur, qui toucha à tous les genres littéraires, n’avait de cesse de nous mettre en garde contre le repli identitaire (« Les lignes de nos mains ni Jaunes, ni Noires, ni Blanches ne sont point des frontières des fossés entre nos villages… Les lignes de nos mains sont des lignes de vie, de Destin, de Cœur, d’Amour, de douces chaînes qui nous lient les uns aux autres, les vivants aux morts… Je suis l’homme dont on se plaint, parce que contre l’étiquette, l’homme dont on se rit parce que contre les barrières (cf. « La ronde des jours », Editions Pierre Seghers, 1956).

Dadié ne voulait pas non plus que nous fussions des gens superficiels et ridicules comme Monsieur Thôgô-Gnini qui, en plus de servir les intérêts étrangers, est un mégalomane qui déteste son identité négro-africaine et pense qu’il n’a aucune valeur tant qu’il n’est pas connu et reconnu par Paris, Bruxelles, Berlin, Londres ou New York.  

Thôgô-Gnini a, malheureusement, fait des émules sur le continent. Il en existe un à la tête de notre pays. Installé dans le sang, en avril 2011, et ne jurant que par la communauté dite internationale, il ne se contente pas de prendre la défense d’une monnaie honnie et vomie, ni de donner avec empressement du « Excellence » à Emmanuel Macron, pourtant, beaucoup plus jeune que Soro Kigbafori, son complice d’hier dans les massacres de Guitrozon, de Nahibly, d’Anonkoua-Kouté, d’Adebem et de Duékoué. Il fit pire, en 2011, en poussant des milliers d’Ivoiriens à s’exiler, en déportant, illégalement, le président, Laurent Gbagbo, à la Haye. Dieu merci, celui qui fut, injustement, accusé par les vrais criminels de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité sera blanchi par 82 témoins à charge, puis, acquitté, le 15 janvier 2019. Dadié tirera sa révérence un mois et plus tard. On eût dit qu’il voulait entendre la nouvelle de l’acquittement avant de quitter cette terre des hommes, à la manière du vieillard Syméon qui, après avoir vu et serré l’enfant Jésus dans ses bras, adressa à Dieu cette prière : « Maintenant, ô Maître souverain, tu peux laisser ton serviteur s’en aller en paix car mes yeux ont vu le salut ! » (Luc 2, 29).

Je ne saurais clore ce petit hommage à l’immense Bernard Dadié sans revenir sur un passage qui a, particulièrement, retenu mon attention dans le récit autobiographique intitulé « Climbié ». Le voici : « Dans le bureau où je travaille avec d’autres Africains, beaucoup d’Européens viennent, regardent, tournent, se retournent, puis, repartent déçus, disant : Il n’y a personne. Alors, je ne comprends pas. Ou bien je ne comprends que trop. Un malentendu encore. Chez nous, l’homme qui arrive, si grand et si puissant soit-il, toujours, salue le premier… Tandis que l’Européen veut être salué le premier, même s’il vous trouve dans votre maison ou dans un bureau. Alors, si vous ne vous levez pas, il ne voit que des meubles. Il n’y a personne ».

Le 26 juillet 2007, dans une salle de l’Université, Cheikh Anta Diop de Dakar, Nicolas Sarkozy osa affirmer que « l’homme africain n’était pas assez entré dans l’Histoire ». A défaut de lui lancer une pierre ou une chaussure sur la tête, il n’y eut aucun Sénégalais pour le contredire séance tenante parce qu’il n’y a personne en Afrique. Trois ans plus tard, le même Sarkozy bombarda la résidence présidentielle, puis, transféra le président ivoirien à la Cour pénale internationale et il n’y eut pas de représailles en Côte d’Ivoire ni ailleurs en Afrique parce qu’il n’y a personne en Afrique. Macron peut se rendre, directement, à Gao sans passer par Bamako sans que cela n’émeuve les Maliens parce qu’il n’y a personne en Afrique. Quand des soldats français violent des mineurs en Centrafrique ou au Burkina Faso, il ne leur arrive rien, ils retournent, tranquillement, en France, car il n’y a personne en Afrique. L’Afrique est, ainsi, le seul continent que les autres peuvent piétiner, humilier, violer, piller et massacrer sans que le ciel ne leur tombe dessus parce qu’il n’y a personne en Afrique.

Comme Kouamé Amelan, qui marcha avec d’autres femmes sur la prison de Grand-Bassam en 1949, Dadié est parti sans crier gare parce que « c’est le destin des messagers de quitter la terre dans le silence pour que sur leur passage lève la semence » (« Hommes de tous les continents », Présence Africaine, 1967). On pleurera le messager et le prophète Dadié. On fera son éloge, on saluera son engagement, jamais, interrompu, pour la liberté et la justice, mais, ceux qui l’ont lu ou écouté, prendront-ils leurs responsabilités comme il prit les siennes ? Risqueront-ils leurs vies comme lui pour que l’Afrique devienne, enfin, maîtresse de son destin ? Quand montreront-ils qu’ils sont des personnes et non des meubles ? Quand se feront-ils respecter ? Bref, quand tueront-ils le Thôgô-Gnini qui sommeille en chacun de nous ?

Jean-Claude DJEREKE
Professeur de littérature à l’Université de Temple (Etats-Unis).

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