COTE D’IVOIRE : Le 19 septembre 2002* : Feu, sang et désolation

Date

C’est en juin 2010 que nous avons reçu l’ouvrage de Moïse Lida Kouassi intitulé Témoignage sur la crise ivoirienne : De la lutte pour la démocratie à l’épreuve de la rébellion. A l’époque, nous ne l’avions présenté à nos lecteurs parce que la Côte d’Ivoire se préparait à organiser l’élection présidentielle. Nous estimions que ce livre était susceptible de réveiller des plaies. L’arrestation de l’ancien ministre de la Défense de Laurent Gbagbo nous donne l’occasion de remettre son dossier sur la table, sans prendre position pour aucun des deux camps. Nous vous faisons découvrir quelques bonnes feuilles de ce livre.

Prosper Sia Popo est effectivement remis aux autorités judiciaires ivoiriennes le mardi 17 septembre. Pendant ce temps, le Président de la République se trouve déjà à Rome en Italie et le ministre d’Etat Boga Doudou termine à Paris sa rencontre avec son homo-logue burkinabé Jibril Bassolé.

Lorsque mon collègue de l’Intérieur regagne Abidjan le mercredi 18 septembre 2002, il est 19 heures. Il me téléphone aussitôt vers 20 heures pour m’annoncer son retour. Il m’informe par la même occasion qu’il a reçu lors de son départ de Paris, des renseignements selon lesquels un nouveau coup de force contre notre régime serait imminent. A la question de savoir qui est derrière ce coup de force, il me répond qu’il s’agirait, selon ses informations, d’une coalition d’éléments factieux, proches du général Guéï et du mentor du RDR.

Sur le champ, nous convenons donc de prendre, chacun de son côté, des mesu res d’urgence pour sécuriser la ville d’Abidjan durant la nuit. Nous convenons également de réunir dès le lendemain matin les différents commandants des forces pour étudier et mettre en œuvre des mesures de sécurité globale. Je tente immédiatement de joindre au téléphone le chef d’état-major Mathias Doué, en vain. Malgré mon insistance, celui-ci n’est ni joignable ni localisable. Je parviens cependant à entrer en contact avec le général Bombet Denis, commandant des forces terrestres, à qui je transmets les renseignements reçus. Je recommande à ce dernier de mettre immédiatement en alerte les unités combat-tantes d’Abidjan et de les consigner dans leurs casernes. Je donne également au commandant supérieur de la gendarmerie, le général Touvoli Bi Zogbo, instruction de renforcer, pendant la nuit, les patrouilles mixtes avec la police dans la ville d’Abidjan. Vers 21h45, j’entreprends de faire le tour de quelques quartiers d’Abidjan pour m’assurer que tout est bien en ordre et que les patrouilles mixtes se mettent en place. Je regagne mon domicile aux environs de 23h45 et, rassuré, je libère les éléments de ma garde rapprochée à l’exception du MDL Akpélé. Avec ce der-nier, sont présents à mon domicile pour assurer la faction de nuit, les éléments militaires suivants :

– MDL Ochou Agni Ambroise,

– MDL Sonan Jean Marie,

– S/M Gnan Guéï Blo,

– S/M Wanyou Kouyo,

– S/M Zouzou Victor.

En plus de ces éléments militaires et en dehors de mon épouse et de mes trois enfants, sont présents aussi quelques civils, notamment :

– Michel Broux, un jeune universitaire venu à Abidjan après la soutenance de son doctorat et un stage à l’OMI à Genève, pour chercher un premier emploi ;

– Nogbo Béhi Pauline, sœur cadette de mon épouse ;

– John Varlet et César Vagba, mes deux demi-frères ;

– Tékpo Alain Michel mon cousin, Lida Salomé ma nièce et son amie Natacha;

– Niamien Eugène et Marguerite S., deux de mes employés de maison.

Ce jeudi 19 septembre, il est environ 3h 10 du matin. Les éléments du poste de police de ma résidence me réveillent en disant : monsieur le ministre, depuis quelques temps nous entendons des coups de feu nourris dans la ville ; on dirait que ça ne va pas ! C’est pourquoi nous vous réveillons.

Sautant aussitôt du lit, j’enfile un pantalon et un pull-over léger. Je prends mon arme personnelle, un P.A. avec mon téléphone portable et je demande à mon épouse de se préparer rapidement pour être évacuée avec les enfants. Trop tard ! C’est au moment où mon épouse, ayant à peine fini de s’habiller, cherche à porter une chaussure fermée, que nous entendons la première détonation, celle d’une roquette tirée sur le salon principal de la maison. Il est environ 3h20. La détonation est si puissante que les murs de la maison tremblent sous le choc. Mon épouse affolée se met à courir dans tous les sens dans la chambre. Je par viens à la maîtriser et à sortir avec elle dans la cour intérieure. Au moment de refermer la porte, nous entendons encore deux puissantes détonations. Il s’agit de tirs de roquette envoyés directe-ment sur notre chambre à coucher et sur le petit salon. Je réalise alors que mon domicile est déjà encerclé. Je demande à mon épouse de se calmer et de rejoindre les enfants dans leur chambre. J’aperçois, à ce moment précis, mon garde du corps, le MDL Akpélé, qui essaie de por ter son treillis et d’armer son pistolet. Je lui intime l’ordre d’entrer dans mon bureau pour y prendre une arme plus puissante. J’entends précisément à cet instant les assaillants crier au portail : ouvrez ! Vous les militaires, vous êtes des frères d’armes, nous n’avons pas affaire à vous ! C’est le ministre Lida Kouassi que nous voulons.

L’instant d’après, deux roquettes s’abattent contre le portail d’entrée. Sous le choc, le portail blindé cède et tombe dans un grand fracas. Les soldats postés à l’entrée s’enfuient, à l’exception de l’un d’entre eux, le S/M Zouzou Victor de la garde républicaine qui s’est fait prendre ! Les autres soldats factionnaires ont tous pris la fuite en abandonnant grenades, armes et munitions ! Les assaillants entrent dans la cour en tirant des rafales d’armes automatiques, ponctuées de tirs assourdissants d’une AA52. Les sentant proches de moi, à moins d’une dizaine de mètres, je n’ai pas d’autre choix que de m’improviser une planque derrière, le poste téléviseur grand écran de mon salon. Dans ce coin du salon principal, le premier tir de roquette a déjà causé des impacts visibles, des bris de verres et une légère fumée, au point qu’on peut difficilement penser y trouver encore quelqu’un de vivant.

De cette planque, j’ai pu suivre comment les assaillants ont mitraillé d’abord ma chambre à coucher, ensuite mon bureau avant d’entrer enfin dans le salon principal. Par miracle, ils tournent le dos au poste téléviseur derrière lequel je me tiens accroupi. Ils mitraillent tous les endroits du salon qui sont susceptibles de servir de cachette. Mais à l’instant où ils se tournent de mon côté, une scène inattendue se produit : mon demi-frère Vagba John Varlet qui a la même morphologie que moi, traverse la cour en courant. Sa fuite ne manque pas de capter l’attention des assaillants qui se ruent à sa poursuite. Dans son élan, il réussit à sauter par-dessus le mur de clôture, du côté de la résidence du directeur général de la douane. Un de ses poursuivants qui croit qu’il s’agit de moi, lance à l’adresse de ses compagnons : il a sauté la clôture ! Il me semble que les assaillants ne sont pas revenus me chercher au salon principal à cause de cette scène qui a fait diversion.

Ayant renoncé à revenir au salon, ils entreprennent de fracasser les portes des autres pièces pour en extraire tous les occupants. Ils les font coucher sous la menace des armes, face contre terre, dans la cour intérieure. Pendant deux heures, ils soumettent mon épouse à un interrogatoire musclé. Ils la malmènent à coups de crosses, de godasses et de gifles, en lui demandant d’indiquer où est son mari. Elle répond sans cesse : mon mari n’est pas rentré ; je ne sais pas où il est ! Depuis quel que temps, il a une maîtresse, il découche ; ce soir il n’est pas rentré. Vous avez trouvé notre chambre vide, moi, je dormais avec mes enfants. Vous m’avez trouvée avec mes enfants, pitié mes frères, à cause de Dieu, ne nous faites pas de mal.

Mais dans leur fureur, les assaillants lui répondent : tu mens, on l’a vu rentrer hier soir ! Refusant de croire mon épouse, ils continuent de la battre. Je crois que sous la violence des coups, elle a fini par perdre connaissance. Ils prennent alors mon fils de dix ans et demi et le conduisent à travers toute la maison en lui demandant d’indiquer où est caché son papa. Ils tirent de temps à autre une rafale pour l’effrayer, mais je le sens très calme. Après une vingtaine de minutes de recherche infructueuse, ils ramènent mon fils et le font coucher à nouveau face contre terre, à côté des autres. Puis ils recommencent l’interrogatoire avec sa mère qui, entre-temps, a repris connaissance. Après plus de deux heures d’inter rogatoire, l’un des assaillants, agacé, crie à leur chef : commando, y en a marre, elle ne veut pas coopérer ; le chef lui rétorque : si elle refuse de coopérer, emmène-la et fais ce que tu as à faire. J’entends alors l’assaillant déchirer les vêtements de mon épouse et l’entraîner dans mon bureau. En l’entendant se débattre pendant un moment avec mon épouse, j’ai craint qu’il ne l’exécute ou qu’il ne la viole. Je manque de commettre l’imprudence de sortir de ma cachette pour voler à son secours. J’entends mon épouse faire une chute brutale suivi d’un grand soupir et, tout de suite après, l’assaillant qui crie à ses compagnons : venez, il y a des armes ici ! Chef, y a beaucoup d’armes !

Je comprends qu’ils viennent de découvrir le stock d’armes de ma sécurité rapprochée, dans le petit sous-sol de mon bureau. Pendant qu’ils s’activent à transporter les armes et les munitions, je n’entends plus mon épouse ! Soudain, un des assaillants, probablement posté dehors, se met à crier à leur chef : commando, on dirait qu’il y a une contre-attaque. Le chef répond : une contre-attaque ! Allez prenez les dernières armes et partons d’ici ; un autre lui demande : et sa femme ? J’entends leur chef ordonner : embarquez-la !

Il est environ 6h 45 lorsque les assaillants quittent mon domicile précipitamment. Ils embarquent dans leur fuite mon épouse et avec elle, comme je l’apprendrai plus tard, un des soldats factionnaires, le S/M Zouzou Victor. Ils embarquent aussi le S/M Séka Achi Robert, mon photographe au ministère de la Défense qui était arrivé entre-temps sur les lieux ; Après leur départ, je décide cependant de rester encore un moment dans ma cachette, craignant qu’un élément laissé en embuscade ne m’abatte. Aux environs de 7h10, j’entends arriver un véhicule dont les occupants découvrent mes enfants dans la cour, toujours couchés face contre terre et les emmènent. Dix minutes plus tard, arrive un autre véhicule dont les occupants entreprennent de fouiller les lieux à ma recherche. Après une quinzaine de minutes de recherche, l’un d’entre eux s’avise de me lancer l’appel suivant : monsieur le ministre d’Etat, nous sommes les gendarmes en faction à la résidence du Président ! Nous avons déjà mis vos enfants en lieu sûr ; nous sommes venus vous chercher pour vous conduire à la résidence ; si vous nous entendez, montrez-vous ! Ayant entendu cet appel, je me garde de bouger dans un premier temps, laissant les éléments poursuivre leur recherche encore quelques minutes. Le soldat réitère alors au bout de quelques temps son appel. Lorsque, rassuré, je sors enfin de ma cachette, le premier soldat qui m’aperçoit est tellement surpris de me voir encore vivant qu’il tire un coup de feu de son arme, par inadvertance. Le second soldat me demande : monsieur le ministre, c’est bien vous ? Je réponds : oui, c’est moi ! Il poursuit : Vous n’êtes pas blessé ? Je réponds : non.

Les soldats m’invitent donc à les suivre. Il y a là, comme je l’apprendrai plus tard, les MDL Djah Oudiézou Julien, Kadia Hervé, Kouassi A. Demissère et M’brah Koffi Germain. L’un d’entre eux, le MDL Djah, me demande de lui remettre mon arme et de prendre place dans un véhicule blindé de la gendarmerie, garé dans la rue en face de mon domicile. J’embarque dans le véhicule, sous les applaudissements de quelques employés et gardiens de nuit de l’Institut de géographie tropicale, qui étaient heureux de me voir vivant.

Témoignage sur la crise ivoirienne

De la lutte pour la démocratie à l’épreuve de la rébellion

De Moïse Lida Kouassi

Editions l’Harmattan, Paris juin 2010.

270 pages – 24,50 euros

*Selon les partisans de Laurent Gbagbo, la date du 19 septembre 2002 est celle du coup d’état avor té orchestré par Alassane Ouattara, avec des soutiens au Burkina Faso. Ayant avorté, il a complètement déstabilisé l’ensemble du pays en le divisant en deux.

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