La Convention ACP-UE prendra fin en février 2020 et devra être immédiatement renouvelée. Pour ce faire, les deux parties viennent de se lancer dans un processus long et difficile de négociations, qui abordera tous les aspects de ce partenariat : politique, économie, commerce, industrie, services, culture, santé, éducation, agriculture, élevage, nouvelles technologies de l’information et de la communication, etc. Négociateur en chef des pays ACP, le ministre des Affaires étrangères et de la Coopération du Togo, le professeur, Robert Dussey, s’est confié à votre magazine préféré à ce sujet. Parfaitement conscient des attentes au niveau des pays ACP, le négociateur en chef et son équipe prennent leur rôle très au sérieux et annoncent qu’ils feront tout pour ne pas décevoir.
Afrique Education : Professeur Robert Dussey, vous êtes le négociateur en chef côté ACP pendant les négociations qui viennent de débuter avec l’Union européenne et qui doivent aboutir à la signature d’une nouvelle convention ACP-UE courant 2020. Franchement, sans se voiler la face, après les Accords de Lomé et de Cotonou, et au regard de l’état actuel des pays ACP où l’on constate, au contraire, le développement du sous-développement, de la précarité et de la pauvreté, cette nème Convention sera-t-elle différente des précédentes ? Si oui en quoi ?
Professeur Robert Dussey : Vous dressez là un bilan trop sévère du partenariat ACP-UE, que nous ne partageons pas totalement. Sans se voiler la face comme vous le dites, nous ne pensons pas qu’un accord de partenariat, quelqu’il soit, peut à lui seul, sortir nos pays du sous-développement. Il peut y contribuer. C’est de la responsabilité première des gouvernements des Etats ACP de définir et de mettre en œuvre des politiques, qui conduisent à l’épanouissement de leurs populations, à leur développement.
Il est vrai que l’objectif de l’Accord de Cotonou est « la réduction, et à terme, l’éradication de la pauvreté, en cohérence avec les objectifs de développement durable et l’intégration progressive des Etats ACP dans l’économie mondiale ». Si l’on considère, comme vous le dites, que les ACP regroupent, aujourd’hui, le plus grand nombre de pays les moins avancés, sans oublier leur part marginale dans l’économie mondiale, on peut conclure que cet objectif n’est pas atteint.
Mais, le bilan est beaucoup plus mitigé qu’il n’y paraît. En réalité, la taille de l’économie africaine a triplé, depuis 2010, et beaucoup de pays africains ont atteint le statut de pays à revenus intermédiaires, suivant les critères de la Banque mondiale. De plus, 11 des 20 économies à plus forte croissance dans le monde (en 2017) se trouvent en Afrique, ce qui fait dire aux observateurs avisés qu’elle est le continent de l’avenir. Dans les Caraïbes, à l’exception d’Haïti, tous les pays ont enregistré des performances louables et sont, aujourd’hui, des pays à revens intermédiaires, avec un développement important du secteur des services. Quant aux pays du Pacifique qui sont presque tous des Etats insulaires, ils ont, aussi, fait des efforts substantiels. Le partenariat ACP-UE à travers la félicitation du commerce, la coopération au développement à travers les programmes indicatifs nationaux et régionaux, ainsi que, le mécanisme de l’enveloppe intra-ACP, y a contribué.
Le partenariat ACP-UE est un accord unique regroupant le plus grand nombre de pays répartis sur trois continents. Il est, aujourd’hui, le plus grand groupe au sein des Nations-Unies et offre à ses membres un cadre approprié de concertation et de consensus politique et diplomatique dans les enceintes internationales afin de peser sur les questions de la gouvernance mondiale, comme on l’a constaté, par exemple, lors des négociations de l’Accord de Paris sur le changement climatique.
Le nouvel accord sera-t-il différents des précédents ? Oui, je peux vous l’affirmer, car depuis 2000, des changements notables sont intervenus aussi bien au sein des deux parties prenantes (l’élargissement de l’UE et le Brexit, entre autres) qu’au niveau de la configuration géopolitique mondiale. De même, on est passé des OMD aux ODD, autant de facteurs qui appellent à revoir ce partenariat à la lumière des évolutions.
Avec la croissance démographique dans les pays ACP, particulièrement, en Afrique, avec une forte proportion de jeunes, nous avons le devoir de saisir l’occasion de ces négociations pour changer de paradigme, éviter les erreurs du passé et, surtout, avoir conscience que nous avons l’impérieux devoir d’obtenir le maximum pour nos populations et pour les générations futures. Soyez rassurez qu’il ne sera aucunement question d’une reconduction du statu quo.
Afrique Education : Quels sont les secteurs dans lesquels les pays ACP vont mettre l’accent ?
Professeur Robert Dussey : Les ACP mettront un accent particulier sur le dialogue politique sur lequel l’Union européenne et les ACP ne se sont toujours pas entendus. Le commerce et l’investissement, l’industrialisation et les services, sont un autre axe prioritaire qui doit permettre aux ACP d’accéder au développement durable et de s’intégrer dans l’économie mondiale. Les règles et instruments de cogestion de la coopération au développement sont une autre source de préoccupation des ACP, sans oublier les domaines de technologie, de la science, de la recherche et de l’innovation.
Afrique Education : Existe-t-il un mécanisme d’évaluation de ce partenariat ACP-UE qui soit, aussi, à la portée de la société civile ? Sinon, pourquoi ne le crée-t-on pas ?
Robert Dussey :Il n’existe pas, à notre connaissance, un mécanisme spécifique d’évaluation de l’Accord de partenariat ACP-UE. Mais, comme tout autre accord, celui-ci peut être évalué à la lumière de certains indicateurs. L’Accord de Cotonou repose, en effet, sur trois axes stratégiques à savoir le dialogue politique, la coopération au développement et le commerce. A partir de ces éléments, tout acteur intéressé, y compris la société civile, peut procéder à son évaluation. L’UE a, d’ailleurs, effectué, en 2016, une évaluation de l’Accord de Cotonou, dans la perspective des présentes négociations. Le pilier portant sur le dialogue politique a, aussi récemment, fait l’objet d’une évaluation par un consultant indépendant. Celui de l’aide publique au développement peut être apprécié à travers l’instrument financier qui est le Fond européen de développement (FED). Quant au commerce, les statistiques des échanges entre l’UE et les pays ACP sont disponibles.
Le véritable problème est que peu de gens, en dehors d’un petit cercle à Bruxelles, connaissent, véritablement, les provisions de cet accord et, donc, peuvent apprécier, véritablement, son efficacité. Et c’est bien dommage que les populations et la société civile ACP s’intéressent très peu à cet instrument de coopération !
Afrique Education : Les réalisations d’un pays émergent comme la Chine sont visibles par tout le monde. La question ne se pose pas de savoir : « Que fait la Chine dans les pays ACP » ? Mais cette question se pose pour ce qui concerne les réalisations de l’UE. A quoi est due cette situation ? Pourquoi on préfère, aujourd’hui, la Chine dans les pays ACP que les Européens, qui, pourtant, sont là depuis les indépendances et même avant ?
Professeur Robert Dussey : Je sais là où vous voulez en venir. Mais, laissez-moi vous dire ceci. La Chine et l’UE sont toutes les deux des partenaires stratégiques importantes pour les ACP. Chacune a sa façon singulière de concevoir et de mettre en œuvre sa relation avec les ACP. Les Etats ACP, en général, et l’Afrique, en particulier, ambitionnent de se développer et apprécient les soutiens des partenaires extérieurs, qui sont en cohérence avec leurs priorités. La Chine, contrairement, à l’Europe, n’a pas de passé colonial en Afrique, ce qui laisse le relatif sentiment d’une relation beaucoup plus décomplexée.
Afrique Education : La question de la monnaie africaine fait débat en Afrique, vous le savez. Les Africains ont besoin d’une monnaie africaine pour assurer leurs échanges. Ce n’est pas le cas. Certains observateurs vont jusqu’à penser que les Européens freinent des quatre fers une telle possibilité. Allez-vous aborder cette question cruciale lors de vos négociations ? A quoi peut-on s’attendre comme propositions ou suggestions faites par les pays ACP à leurs partenaires de l’UE à ce sujet ?
Dans le prolongement de la question sur la nécessité pour l’Afrique d’avoir une monnaie africaine, un débat qui n’est pas théorique, aurez-vous la possibilité d’aborder aussi la question du F CFA qui divise (disons-le jusqu’aux dirigeants des pays membres) ? Une ligne de conduite à suggérer sortira-t-elle de vos négociations ?
Professeur Robert Dussey : Il est vrai que la question du F CFA préoccupe beaucoup l’élite africaine et cristallise les débats. Cependant, nous ne pensons pas que les négociations du prochain accord de partenariat ACP-UE soit le cadre approprié pour aborder ce sujet, pour une raison toute simple. La problématique du F CFA concerne, uniquement, les relations monétaires entre la France et les 14 pays de la zone franc. Vous conviendrez avec moi qu’elle n’est pas la préoccupation majeure des autres pays africains, moins encore ceux des Caraïbes et du Pacifique.
Afrique Education : L’UE depuis quelques années entend conditionner son aide à une bonne pratique démocratique dans les pays ACP où franchement, certains ne sont pas (très) d’accord. Un proverbe bantou dit que « La main qui donne est supérieure à celle qui reçoit ». 1) L’Europe a-t-elle raison de conditionner de cette façon son aide ? 2) N’en a-t-on pas marre des dictatures et autres Républiques bananières en Afrique et dans les ACP qui refusent de s’adapter à la mondialisation démocratique ?
Professeur Robert Dussey : Seriez-vous en train de dire que si l’Europe ne l’impose pas, les Africains, eux-mêmes, ne vont pas aller, naturellement, à la démocratie, à la bonne gouvernance et à l’état de droit ? Le système politique de chaque pays est le résultat d’un déterminisme social et historique. Les pays d’Europe n’ont pas atteint leur niveau de démocratisation en un jour et ils cherchent, constamment, à l’améliorer, ce qui signifie que la démocratie n’est pas une fin en soi, mais, un processus évolutif et perfectible.
Ceci dit, les Etats ACP, pour leur immense majorité, n’ont pas le même niveau de démocratie que l’Europe, mais, les peuples se battent, quotidiennement, pour l’amélioration de leur gouvernance politique et économique, seul gage d’un développement durable, en tenant compte, bien évidemment, des réalités sociales de chaque pays. Kofi Annan (ancien secrétaire général des Nations-Unies, ndlr), un homme pour qui j’ai le plus grand respect ne disait-il pas qu’il n’existe pas de modèle unique en matière de démocratie, de droits de l’homme ou d’expression culturelle qui soit applicable à tous les pays ? Le génie humain fera en sorte que chaque société, dans le respect de ses propres traditions et de son histoire, consacre et défende ces valeurs.
Ainsi donc, en tant que partenaire, l’UE peut accompagner les Etats ACP sur cette voie, mais, ne doit pas leur imposer une conception de la démocratie. Dans le prochain Accord ACP-UE, nous veillerons à sortir de la posture de dépendance qui induit les conditionnalités, pour arriver à un partenariat équilibré fondé sur le respect mutuel. Le partenariat ACP-UE ne doit plus être asymétrique.
Afrique Education : Vos négociations vont être longues c’est sûr. Mais avez-vous une idée de leur calendrier ? Comment vont-elles se dérouler ?
Professeur Robert Dussey : L’actuel Accord de Cotonou arrive à son terme le 29 février 2020. Son article 95.4, énonce que 18 mois avant son expiration, les parties entament les négociations en vue d’examiner les dispositions qui régiront, ultérieurement, leurs relations. Nous avons lancé les négociations dans le délai et entendons les conclure avant la date échéance. Les équipes techniques des deux parties ont adopté le 18 septembre dernier, lors du premier round de négociation, leur calendrier de travail de même que les modalités pratiques des négociations.
Afrique Education : Quand on constate un blocage, que fait-on ? Comment celui-ci est-il résolu ?
Professeur Robert Dussey : Les situations de blocages relevées au niveau technique sont traitées à un niveau politique.
Afrique Education : Peut-on imaginer que l’Accord ne soit pas prêt pour signature en 2020 ? Que se passerait-il en ce cas ?
Professeur Robert Dussey : Je peux vous assurer que les deux parties ont la ferme volonté de tout mettre en œuvre pour qu’on n’en arrive pas là. Mais aucune hypothèse ne doit être écartée et nous devons, aussi, nous y préparer, quand bien même on ne le souhaite pas. Si par extraordinaire, on devrait en arriver là, l’Accord de Cotonou autorise le Conseil des ministres à décider des mesures transitoires nécessaires jusqu’à l’entrée en vigueur du nouvel accord.
Afrique Education : On vous souhaite bien sûr une bonne chance pour ces négociations. Mais vous n’êtes pas sans savoir que ce qui anime les ressortissants des pays ACP aujourd’hui, c’est la nécessité (absolue) de prendre leur destin en main. Plus de tuteur, plus de parrain. Mais un partenariat gagnant gagnant, équitable. Est-ce le même sentiment qui anime les négociateurs que vous êtes ? Est-ce le même sentiment qui anime les négociateurs de l’UE ?
Professeur Robert Dussey : C’est à eux que vous devriez poser cette question. Pour notre part, le mandat de négociation que le Conseil des ministres ACP m’a confié est clair.
Afrique Education : Votre dernier mot ?
Professeur Robert Dussey : Les ACP constituent une force peu valorisée jusque là. Un milliard d’habitants de 79 pays qui ont les yeux rivés sur ce qui sortira de nos négociations et qui aura, immanquablement, un impact sur leurs vies. C’est vous dire toute la responsabilité que cela implique. J’en suis conscient et les rassure qu’aussi bien les équipes techniques que mes collègues ministres et moi-même, mettrons tout en œuvre pour conclure un partenariat bénéfique pour nos Etats.
Propos recueillis par Aristide Koné et Jean-Paul Tédga.
NB : Cette interview est contenue dans le numéro 470 de novembre 2018 actuellement en vente chez vos marchands de journaux.