La Côte d’Ivoire est un pays traversé depuis des décennies par des secousses politiques qui, au lieu de forger une démocratie solide, ont parfois affaibli ses fondements républicains. L’annonce récente de la liste électorale, expurgée de figures emblématiques de l’opposition telles que Laurent Gbagbo, Guillaume Soro, Charles Blé Goudé et Tidjane Thiam, a jeté un froid dans le débat public. Pour beaucoup, cette exclusion est plus qu’un simple acte administratif : elle sonne comme une volonté manifeste de verrouiller le jeu politique en faveur du président sortant, Alassane Ouattara, dont l’ambition de briguer un quatrième mandat alimente une vive controverse.
Une exclusion lourde de conséquences
Il ne s’agit pas ici de défendre les personnalités écartées pour ce qu’elles sont individuellement, ni d’ignorer les controverses liées à leurs parcours respectifs. Mais dans toute démocratie, le pluralisme politique est une richesse et non une menace. Ecarter de la compétition présidentielle certains des leaders politiques les plus connus, qui bénéficient encore d’un large soutien populaire, revient à vider cette compétition de son sens. Quelle légitimité peut-on accorder à une élection si une partie significative de l’opposition est réduite au silence ou à l’impuissance (photo Laurent Gbagbo en train de vociférer) ?
Certains évoquent des raisons juridiques, notamment, les condamnations passées de certains de ces acteurs, pour justifier leur éviction. Mais, dans un pays où la justice est largement perçue comme étant aux ordres du pouvoir exécutif, de telles justifications laissent sceptique. Elles risquent de renforcer le sentiment d’injustice et de marginalisation déjà profondément ancré dans une partie de la population.
Opposition ivoirienne : Faiblesse structurelle ou Choix stratégique ?
Face à cette situation, la question qui taraude les esprits est simple : que fera l’opposition ? Va-t-elle continuer à s’enliser dans des querelles intestines, des discours sans lendemain, des postures sans action ? Depuis la fin de la crise postélectorale de 2010-2011, l’opposition ivoirienne semble avoir perdu son souffle. Fragmentée, souvent désorganisée, traversée par des ambitions contradictoires, elle peine à offrir une alternative crédible et unie. Pendant que le pouvoir en place renforce son emprise sur les institutions, l’opposition donne parfois l’impression de se battre davantage entre elle que contre le régime.

Pourtant, l’histoire récente montre que, lorsque les forces opposées au régime parviennent à s’unir et à mobiliser la rue pacifiquement, elles peuvent faire plier même les régimes les plus autoritaires. Mais cela suppose un courage politique, une stratégie claire, une véritable volonté de changement et, surtout, un leadership fort. Tant que les voix de l’opposition continueront à se neutraliser mutuellement, elles ne feront que renforcer le statu quo.
Le peuple dans l’impasse : Peur Silence ou Réveil citoyen ?
Au-delà des partis politiques, c’est aussi le peuple ivoirien qui est interpellé. Pendant combien de temps encore va-t-il accepter de vivre dans la peur, le fatalisme ou l’attentisme ? La jeunesse, les intellectuels, les syndicats, les citoyens ordinaires : tous ont un rôle à jouer dans la lutte contre cette dictature immonde. Mais, aujourd’hui, beaucoup vivent dans la peur de l’arbitraire, la peur de la répression, la peur de perdre ce qu’ils ont difficilement acquis. D’autres, désabusés par la politique, préfèrent détourner les yeux.
Il est vrai que la répression peut être brutale, que l’appareil d’Etat peut être implacable. Mais l’histoire des peuples montre que le silence prolongé face à l’injustice conduit souvent à la résignation, puis, à l’effondrement des valeurs républicaines. Le réveil citoyen, s’il doit advenir, ne peut reposer uniquement sur les épaules de quelques figures politiques. Il doit être collectif, non violent, réfléchi, et porter un projet de société qui transcende les clivages.

Les alliés du pouvoir : Entre Compromission et Cécité morale
Une autre réalité dérangeante est celle des Ivoiriens qui, bien que conscients des dérives du régime, choisissent de s’en accommoder. Ministres, députés, chefs d’entreprise, intellectuels, journalistes, chefs coutumiers, têtes couronnées, guides religieux : beaucoup préfèrent le confort du pouvoir à l’inconfort de la vérité. Ils festoient aux côtés du régime, profitent des retombées économiques ou politiques de leur proximité avec Ouattara, et ferment les yeux sur les abus.
Cette attitude est peut-être compréhensible d’un point de vue individuel, mais, elle est moralement condamnable. Car, en choisissant le silence ou la collaboration, ces individus deviennent complices d’un système qui étouffe les libertés individuelles et collectives. Ils hypothèquent l’avenir de leurs enfants et de leur pays. La Côte d’Ivoire n’a pas seulement besoin d’hommes compétents ; elle a besoin d’hommes courageux.
Le quatrième mandat : une hérésie juridique et morale ?
La perspective d’un quatrième mandat pour Alassane Ouattara, au mépris des limites constitutionnelles, constitue une ligne rouge. En 2020 déjà, son troisième mandat avait suscité de vives tensions, dans un contexte où le flou juridique avait été habilement exploité pour justifier sa candidature. Aujourd’hui, ce quatrième mandat potentiel apparaît comme une provocation. Il illustre un mépris flagrant des principes démocratiques et une volonté de s’accrocher au pouvoir, coûte que coûte.
Faut-il donc croire qu’il n’y a plus rien à faire face à cette dérive ? Certainement pas. L’Histoire regorge d’exemples de peuples qui, dans des contextes encore plus difficiles, ont réussi à faire émerger des alternatives, à renverser les régimes autoritaires, à reconstruire la démocratie sur des bases plus solides. Cela demande du temps, de la détermination, et surtout, une mobilisation collective.

La Côte d’Ivoire est à la croisée des chemins. Le silence et la peur ne sauraient être des solutions durables. Si les institutions sont fragilisées, si l’opposition est divisée, si le peuple est tenté par la résignation, il n’en demeure pas moins qu’une autre voie est possible : celle de la résistance pacifique, de l’éveil citoyen, du sursaut éthique. Il ne s’agit pas de faire tomber un homme, mais, de faire triompher un idéal.
Ce qui est en jeu aujourd’hui, ce n’est pas seulement l’élection de 2025. C’est l’avenir d’un pays qui mérite mieux que l’instabilité, la peur et la confiscation du pouvoir. La Côte d’Ivoire mérite une démocratie véritable, inclusive, respectueuse des droits, et tournée vers l’intérêt général. Il revient à chaque Ivoirien, à chaque responsable politique, à chaque citoyen, de faire le choix du courage et de la responsabilité.
Jean-Claude DJEREKE
est professeur de littérature à l’Université de Temple (Etats-Unis)