Depuis quelque temps, une formule devenue virale est systématiquement servie à ceux qui choisissent de battre le pavé contre le régime Ouattara : « Ils envoient les enfants des autres à l’abattoir pendant que leurs propres enfants sont au chaud. » Cette phrase, souvent utilisée par des ministres ou des journalistes proches du pouvoir, vise à discréditer les mouvements de contestation populaire en insinuant une manipulation des masses par une élite hypocrite. Mais, cette critique, en apparence frappée du bon sens, est en réalité fallacieuse, injuste et profondément malhonnête. Elle révèle davantage le mépris de certains pour les aspirations légitimes du peuple que leur attachement à une vérité ou à la justice. Il est donc temps de remettre les pendules à l’heure.
Une lecture sélective de l’histoire récente
Ceux qui se permettent de lancer cette accusation ont visiblement la mémoire courte – ou très sélective. Car, si l’on jette un œil sur l’histoire politique récente de la Côte d’Ivoire, il est évident que certains leaders de l’opposition ont toujours été en première ligne lorsqu’il s’agissait de marcher contre l’injustice ou l’arbitraire.
Le président, Laurent Gbagbo, qu’on l’aime ou non, a souvent été vu dans la rue avec sa famille. Sa femme, Simone Gbagbo, figure de la lutte syndicale et politique, était constamment à ses côtés dans les combats de rue. Michel Gbagbo, leur fils, a, lui aussi, été emprisonné pour ses engagements, preuve qu’il n’a pas été tenu à l’écart du feu. Quant à Pascal Affi N’Guessan, il n’a jamais attendu que le peuple aille seul au front. Lors des grandes manifestations, il était toujours présent, au milieu des militants, assumant pleinement son rôle de leader engagé (sur notre photo, quelques harangueurs de foule du PPA-CI lors du meeting du 16 août 2025).
Que dire, dans le même temps, du camp présidentiel ? Qui, honnêtement, peut affirmer avoir vu un seul enfant d’Alassane Ouattara participer à une marche du RDR ou du RHDP ? Aucun. Et cela n’a jamais été exigé non plus. Ce n’est pas là que le bât blesse. Le problème, c’est l’utilisation constante de cet argument pour délégitimer les actions populaires et semer la peur.
Manifester n’est pas un service à rendre à un politicien. La réalité, c’est que les Ivoiriens ne descendent pas dans la rue parce que tel ou tel leader leur en a donné l’ordre. Ils le font, d’abord, et avant tout, parce qu’ils estiment que leur vie ne s’améliore pas. Parce qu’ils ressentent dans leur chair les conséquences des choix politiques d’un régime qu’ils jugent injuste, sourd, ou arrogant. Parce qu’ils n’ont plus d’autre levier que la rue pour se faire entendre.
On ne manifeste pas pour faire plaisir à Gbagbo, à Affi, à Soro ou à Tidjane Thiam. On manifeste pour soi-même, pour son avenir, pour ses enfants, pour sa dignité. C’est une décision intime, personnelle, politique certes, mais, fondée sur un vécu, une souffrance, une colère, une aspiration.
Si certains estiment qu’Alassane Ouattara a fait un travail remarquable, qu’il a transformé le pays, qu’il a redonné à la Côte d’Ivoire son éclat, qu’ils restent donc chez eux. Personne ne les oblige à manifester. Mais, qu’ils laissent ceux qui ont une autre lecture de la situation exercer leur droit. Car il s’agit bien d’un droit, reconnu par la Constitution ivoirienne, comme par tous les instruments internationaux auxquels notre pays a souscrit.
Le vrai problème n’est donc pas dans la présence ou l’absence des enfants des leaders politiques dans la rue. Il est dans la réponse disproportionnée des autorités face aux manifestations. Il est dans le recours systématique à la force, aux arrestations arbitraires, aux intimidations. Il est dans l’incapacité du pouvoir actuel à supporter la moindre contradiction sans brandir les matraques ou remplir les geôles.
Or, toute démocratie véritable suppose l’existence d’un espace de liberté pour les opinions divergentes, pour les critiques, pour la colère populaire. Manifester, ce n’est pas attaquer la République, c’est en faire vivre les principes fondamentaux. Les grands hommes d’Etat ne sont pas ceux qui étouffent les protestations, mais ceux qui savent les entendre, les canaliser et y répondre avec intelligence.

Refuser à un peuple le droit de manifester, c’est lui refuser la parole. Et, lorsqu’on prive un peuple de la parole, il finit toujours par prendre les armes – ce que personne ne souhaite. La manifestation pacifique est donc une soupape démocratique. Empêcher cette respiration revient à étouffer la nation.
Ce qu’il faut vraiment dire aux Ivoiriens
Plutôt que de leur répéter sans cesse qu’ils sont manipulés, infantilisés ou utilisés, il serait temps de faire confiance à la maturité politique des Ivoiriens. Ce peuple a suffisamment souffert, suffisamment appris, suffisamment perdu pour savoir ce qu’il fait. Quand un homme ou une femme décide de marcher, malgré les risques, ce n’est pas par naïveté, mais par conviction.
Ce que nous devrions dire aux Ivoiriens, ce n’est pas : « Ne sortez pas, vous allez vous faire tuer ». Ce devrait être : « Sortez, mais restez pacifiques. Soyez nombreux, soyez organisés, soyez vigilants. » Et surtout : « Exigez que vos droits soient respectés. » Voilà le discours qu’un gouvernement respectueux de son peuple devrait tenir. Pas celui de la peur, de la division ou du mépris.

Conclusion : La rue n’est pas une trahison
En définitive, vouloir décourager les manifestations en brandissant l’absence des enfants de leaders, c’est détourner le regard des vraies causes de la colère sociale. Ce n’est pas une stratégie politique, c’est une diversion. Ce que les Ivoiriens demandent, c’est d’être entendus, pas jugés.
Marcher n’est ni un crime, ni une preuve de manipulation. C’est une démarche citoyenne, courageuse, essentielle dans un pays où les canaux de dialogue sont souvent verrouillés. Tant que des injustices persisteront, tant que les libertés seront bafouées, tant que le pouvoir refusera de se remettre en question, les gens descendront dans la rue – avec ou sans les enfants de leurs leaders.
Et ce droit, personne n’a le droit de le leur contester.
Jean-Claude DJEREKE
Est professeur de littérature à l’Université de Temple (Etats-Unis).