Décédé le 22 avril 2025 en Caroline du Nord (Etats-Unis), Valentin Mudimbe est l’un des penseurs majeurs de la postcolonialité africaine. Le philosophe et romancier congolais enseigna à l’Université de Lubumbashi pendant dix ans avant de quitter le Zaïre de Mobutu en 1979. Son œuvre littéraire et théorique déconstruit les formes de domination imposées à l’Afrique, notamment, par le savoir occidental et les institutions religieuses. Dans son roman “Entre les eaux” (Paris, Présence Africaine, 1973), il incarne ces tensions à travers le personnage de Landu, un ancien prêtre africain pris dans un dilemme existentiel et politique. A travers ce récit, Mudimbe explore la violence symbolique de l’évangélisation, la crise de l’identité africaine et la nécessité d’une révolution émancipatrice.
Landu, un personnage déchiré
Landu est une figure emblématique du tiraillement identitaire vécu par de nombreux intellectuels africains postcoloniaux. Il revient au pays après des années de formation religieuse et théologique, avec un double bagage : celui de la foi chrétienne et celui du questionnement politique. En lui se confrontent deux forces : d’une part, l’héritage des missionnaires et leur idéal de paix, d’amour et de soumission à Dieu ; d’autre part, la réalité politique d’un pays exploité, où la pauvreté et la répression appellent à une transformation radicale.
Landu n’est pas un héros au sens traditionnel du terme. Il est plutôt un personnage tragique, traversé par les contradictions du monde postcolonial. Son retour au village n’est pas un retour à la paix, mais, une plongée dans le désarroi. Le titre du roman symbolise cette position de flottement, cette absence de sol ferme. Landu est un homme « entre », entre deux systèmes de pensée, entre deux visions du monde, entre la foi et le doute, entre le silence et la révolte.
L’aliénation religieuse et la colonisation de l’âme
Au cœur de l’œuvre de Mudimbe se trouve une critique féroce de l’église comme instrument de l’aliénation. Le christianisme, tel qu’il a été introduit en Afrique par les missionnaires, n’est pas simplement une religion ; il est un vecteur d’occidentalisation, un outil d’assimilation culturelle. La foi chrétienne a été présentée comme universelle, mais, dans les faits, elle a servi à délégitimer les croyances africaines, à nier les cosmologies locales, à imposer des normes étrangères.
Landu est le produit de cette violence douce. Il a été formé à Rome, éloigné de ses racines, nourri par une théologie qui ne parle pas de son peuple, ni de ses souffrances. Dans son esprit, Dieu est un Dieu européen, un Dieu de l’ordre et de la transcendance, non pas un Dieu de libération. En cela, Mudimbe rejoint les critiques de la théologie de la mission qui soutiennent que, en prêchant l’humilité et la résignation, l’église a servi de relais idéologique au pouvoir colonial, a fabriqué des Africains soumis tout en restant dominés matériellement.
Mudimbe ne rejette pas nécessairement la foi, mais, il dénonce sa falsification coloniale. L’aliénation religieuse, dans ce contexte, est la colonisation de l’âme : on apprend à prier un Dieu qui ne libère pas, à aimer un monde qui nous opprime, à se haïr soi-même au nom d’un salut étranger. Cette aliénation est d’autant plus perverse qu’elle se prétend « spirituelle », alors qu’elle est profondément politique.
Missionnaires et domination : l’église complice
Dans “Entre les eaux”, les missionnaires ne sont pas simplement des figures pieuses ; ils sont aussi les agents d’une structure de pouvoir. Mudimbe montre comment l’église, loin d’être neutre, est intégrée dans le dispositif colonial, comment elle soutient les autorités, condamne les mouvements révolutionnaires, diabolise les traditions locales, joue ainsi un rôle actif dans l’exploitation et l’oppression des peuples africains.
La figure du missionnaire est ambivalente. Il peut être sincère dans sa foi, mais, il est aveugle à sa participation à un système de domination. Son langage est celui de la paix, mais son action est celle du contrôle. Il construit des écoles, mais pour enseigner l’histoire de l’Europe. Il construit des hôpitaux, mais pour mieux faire accepter la soumission. Il prêche l’amour du prochain, mais ignore les violences structurelles imposées aux populations africaines.
L’église, dans la logique de Mudimbe, est donc complice de l’Occident prédateur. Elle a joué le rôle de médiatrice entre les colons et les colonisés, tout en apparaissant comme une force morale. De ce point de vue, elle a rendu la domination acceptable, naturelle, voire, désirable. Loin d’être un refuge pour les opprimés, elle est devenue un masque de la colonisation.
La révolution comme émancipation
Face à cette situation, Mudimbe évoque la nécessité d’un changement radical. Landu est confronté à la tentation de la révolution. Des groupes politiques émergent, prônant la lutte armée, l’autonomie économique, la reconquête de la dignité. Ces mouvements ne sont pas idéalisés dans le roman, mais, ils incarnent une voie alternative, celle de la prise de conscience et de l’action collective.
La révolution, pour Mudimbe, n’est pas qu’un changement de régime ; elle est d’abord un renversement symbolique. Il s’agit de rompre avec les formes d’aliénation, de désoccidentaliser l’esprit africain, de produire un nouveau langage, une nouvelle subjectivité. La libération est à la fois politique, culturelle et épistémologique. C’est une relecture du monde depuis l’Afrique, et non plus depuis l’Europe.

Landu, en tant qu’ancien prêtre, est placé devant une décision cruciale : trahir ses anciens maîtres pour rejoindre la lutte, ou rester fidèle à une église qu’il sait compromise. Ce dilemme illustre la tension entre l’héritage spirituel et la responsabilité historique. Mudimbe ne donne pas de réponse claire ; il expose le conflit intérieur de son personnage, laissant au lecteur le soin de mesurer la complexité de la situation.
Conclusion : l’héritage critique de Mudimbe
A travers “Entre les eaux”, Valentin-Yves Mudimbe propose une lecture puissante des effets de la colonisation religieuse sur l’identité africaine. Landu est un personnage miroir dans lequel peuvent se reconnaître de nombreux Africains formés dans les institutions occidentales mais déchirés par la conscience de l’aliénation. Le roman met en lumière les ambiguïtés de la mission chrétienne, les complicités de l’église avec le système colonial, et la difficulté de penser une véritable libération. Mais l’œuvre de Mudimbe va au-delà de la dénonciation. Elle appelle à une révolution des consciences, à une relecture critique de l’Histoire, et à la construction d’un savoir décolonisé. En cela, “Entre les eaux” n’est pas seulement un roman ; c’est un manifeste de la pensée africaine contemporaine, lucide, exigeante, et profondément engagée.
Jean-Claude Djereke
est professeur de littérature à l’Université de Temple (Etats-Unis).