Quelqu’un, après avoir lu mon post sur “le FPI fait quoi si Gbagbo n’est pas libéré en 2019 ?”, m’a interpellé, ce que je ne trouve pas anormal car, pour moi, tout amoureux de la démocratie devrait accepter d’être contredit ou critiqué, pourvu que ce qu’il a écrit ou dit soit bien compris et que la critique qui lui est adressée soit fondée et argumentée. Mon interlocuteur estime que mon post est politiquement incorrect, que je laisse entendre comme Affi N’Guessan qu’il faut tourner la page Laurent Gbagbo, qu’il est important d’attendre Gbagbo parce qu’il est un maillon essentiel de la réconciliation en Côte d’Ivoire et donc qu’il n’y a ni plan B ni plan C.
Ni dans mon dernier post ni dans d’autres textes écrits précédemment, je n’ai soutenu qu’il fallait oublier Gbagbo à la Haye et passer à autre chose. La thèse que je défends, c’est qu’on ne doit pas l’attendre pour mener le combat de la liberté et de la justice et cela pour deux raisons : la première, c’est que lui-même ne s’était pas croisé les bras quand Innocent Anaky et Martial Ahipeaud étaient en prison ou quand Houphouët refusa de sanctionner les militaires coupables de violences et de viols à la cité universitaire de Yopougon. Deuxièmement, si nous menons et gagnons le combat de la liberté et de la justice, c’est tout le monde qui en profiterait : le Pasteur, N’Goran Koffi Israël, et l’étudiant, Eddie Armel Kouassi, (qui vient d’être déféré à la Maison d’arrêt et de correction d’Abidjan pour avoir relayé un post présentant Sawegnon et Ouattara comme des étrangers), mais aussi, Laurent Gbagbo. Macron et sa bande ne s’intéressent pas à l’affaire Gbagbo, ils vaquent, tranquillement, à leurs occupations, Dramane Ouattara peut sortir du pays et y revenir comme il veut, parce qu’Abidjan est calme, trop calme même, parce que le front social et la rue n’y sont pas en ébullition. Si Abidjan n’était plus calme, si la vie économique y était paralysée et le climat tendu, si les entreprises françaises commençaient à y perdre de l’argent (le dieu auquel bien des Blancs croient et qu’ils adorent), alors le gouvernement français chercherait à discuter avec les dirigeants du FPI.
Quiconque se place dans cette perspective comprendra, aisément, que le discours selon lequel on doit attendre Laurent Gbagbo est, non seulement, démobilisateur mais absurde. Démobilisateur car il ne pousse pas les militants à agir. Absurde car comment pouvons-nous compter sur un homme qui, lui, compte sur nous pour sortir de là où les Blancs l’ont mis avec la complicité de Ouattara, Bédié et Kigbafori Soro ? Pour moi, il ne s’agit pas d’attendre que Gbagbo sorte de prison pour lutter avec lui contre l’oppression et l’injustice mais d’utiliser les stratégies et moyens que la démocratie met à notre disposition pour contraindre ceux qui l’ont pris en otage à le libérer.
Dire cela, ce n’est pas inviter les militants et les Ivoiriens en général à oublier Laurent Gbagbo qui est une pièce maîtresse de la réconciliation. Il est effectivement incontournable dans ce processus, d’abord, parce qu’il a dirigé notre pays pendant 10 ans ; à ce titre, il sait des choses que nous autres ne savons pas ; sa parole est précieuse en ce sens qu’elle peut éclairer nos esprits et apaiser nos cœurs meurtris ; ensuite, parce qu’il a le droit de dire sa part de vérité ; enfin, parce qu’un bon nombre d’Ivoiriens se reconnaissent en lui ; ce que Gbagbo demandera à ces Ivoiriens-là peut faire tomber la colère et la tension. Sur ce chapitre de la réconciliation, je conviens donc avec mon contradicteur qu’il est important d’attendre Laurent Gbagbo et que, sans lui, nous ne parviendrons pas à une reconciliation vraie et durable.
Mais, en quoi le fait de dire que nous n’avons pas besoin d’attendre la sortie de Gbagbo pour nous battre pour les libertés individuelles et collectives est-il politiquement incorrect ? Cela signifie-t-il que tout le monde doit se taire quand manifestement certains nous conduisent droit dans le mur ? Harris Memel-Fotê n’a jamais souhaité que les gens soient bâillonnés, ni que la parole soit confisquée au FPI. Il prônait, plutôt, la “critique des élus, l’autocritique personnelle et collective et une amélioration ou une réactualisation du projet de société” (cf. Laurent Gbagbo, “Fonder une nation africaine démocratique et socialiste en Côte d’Ivoire”, Paris, L’Harmattan 1998, p. 20). Il savait que c’est cela (porter un regard critique sur son action et ses méthodes, se remettre constamment en cause), qui ferait la force du FPI et le distinguerait du PDCI et du RDR où les militants ont tendance à suivre comme des moutons de Panurge. Memel-Fotê revendiquait à juste titre le droit de critiquer, certainement, parce qu’il croyait que “l’intellectuel, au sens où je l’entends, n’est ni un pacificateur ni un bâtisseur de consensus, mais, quelqu’un qui refuse, quel qu’en soit le prix, les formules faciles, les idées toutes faites, les confirmations complaisantes des propos et des actions des gens de pouvoir et autres esprits conventionnels. Non pas seulement qui, passivement, les refuse, mais qui, activement, s’engage à le dire en public” (Edward W. Saïd, “Des intellectuels et du pouvoir”, Seuil, Paris, 1996).
Certains objecteront que nous pouvions trouver un autre lieu que la place publique pour nous exprimer. Ils n’ont pas totalement tort mais ils doivent savoir aussi que, si on est obligé de dire les choses en public, c’est parce qu’on a échoué à se faire entendre en privé.
Pour conclure, je voudrais, simplement, faire remarquer que Gbagbo n’attend pas de nous que nous attendions sa sortie de prison pour entreprendre quoi que ce soit mais que, sans lui, nous menions, courageusement, et sans hésitation, le combat pour une Côte d’Ivoire libre et souveraine. Agir quotidiennement pour les libertés et la justice serait la meilleure manière de marcher sur les traces de Laurent Gbagbo ou de poursuivre son combat, lui qui se préoccupait, d’abord, de la santé du pays, donc, voyait plus grand que sa famille politique. Cet homme qui souffrait quand la Côte d’Ivoire souffrait, on ne peut pas attendre tranquillement son retour pendant que les richesses du pays sont pillées, pendant que des gens sont arrêtés et incarcérés pour s’être exprimés librement, pendant que l’endettement du pays atteint des sommets, pendant que la pauvreté et l’insécurité gagnent du terrain, pendant que la nationalité ivoirienne est donnée facilement à des personnes qui n’y ont pas droit, pendant que l’Ivoirien est moqué et humilié sur son propre sol, pendant que de plus en plus de jeunes, fuyant le chômage et voulant gagner l’Europe, meurent dans la Méditerranée. Je suis certain que, si Gbagbo était dehors, il ne laisserait pas des voyous et des crimnels malmener et défigurer la Côte d’Ivoire de la sorte.
Jean-Claude DJEREKE
est professeur de littérature à l’Université de Temple (Etats-Unis)